Si vous allez à Stuttgart, il est un lieu susceptible de retenir votre attention. Située au 10 de la Dorotheenstrasse, à proximité de l’Altes Schloss, ce bâtiment abritait le siège de la redoutée Gestapo pour tout le Wurtemberg dans les années 1930 et 40. Nous y avons rencontré Friedemann RINCKE, historien et commissaire des expositions se tenant au sein de l’Hôtel Silber. Hôtel de luxe transformé en lieu de persécution, aujourd’hui devenu lieu de mémoire, le curateur raconte l’histoire de ce lieu, en revenant sur les différents types de police l’ayant successivement occupé.
Aujourd’hui spécialiste de l’histoire de la police, notamment sous le Troisième Reich, Friedemann RIEKE est au début de sa carrière plutôt attiré par la période de la fin de l’Empire allemand ainsi que par la République de Weimar.
Ce n’est que lorsqu’il commence à travailler qu’il se sent de plus en plus porté vers l’étude du national-socialisme. Après ses études à l’université Humboldt, il intègre le musée Karlshorst de Berlin abritant la salle dans laquelle la capitulation sans condition du Troisième Reich est signée le 8 mai 1945. « J’ai ensuite travaillé pendant quelques années au mémorial de Buchenwald en Thuringe, puis je suis venu ici à Stuttgart en 2011, à la Maison de l’Histoire du Wurtemberg, pour travailler pour l’Hôtel Silber, devenu lieu de mémoire depuis décembre 2018 ».
Hôtel Silber : d’hôtel de luxe à hôtel de police
Situé en plein cœur du centre historique de Stuttgart, l’Hôtel Silber tire son nom de sa destination première. « L’édifice était autrefois un véritable hôtel, de luxe soit dit en passant. Il voit le jour à la fin du 19e siècle. Puis son propriétaire Heinrich SILBER le vend après la Première Guerre mondiale au Land du Bade-Wurtemberg. Ce dernier l’utilise à partir de 1928 pour abriter les services de la police . A partir de 1933, il devient le siège régional de la Gestapo ».
C’est ainsi qu’un grand nombre d’individus y subissent des interrogatoires. Certains survivants ont publié leurs souvenirs ou alors ils ont donné des conférences. Dans leurs récits, ils citent toujours l’Hôtel Silber comme un lieu de persécution. Après la guerre, ce bâtiment est l’un des rares encore debout dans le centre-ville. Il se retrouve rapidement affecté à la police du nouvel État allemand jusqu’en 1984. À partir des années 1970 cependant, des voix réclament avec toujours plus d’insistance de transformer l’Hôtel Silber en lieu de mémoire.
Ces voix réclament en particulier d’annuler le projet de le démolir pour construire un centre commercial à la place. Malgré tout l’intérêt historique et mémoriel qu’il représente ! En effet, compte tenu de son affectation à la Gestapo durant les années 1930 et 40, l’Hôtel Silber demeure hautement symbolique. “Cherchait-on à se débarrasser de cette partie sombre de l’histoire de la ville et du pays en le démolissant ? Mais cela n’a pas été jugé digne d’une capitale régionale : on ne déblaie pas l’histoire de Stuttgart au bulldozer !”
Le mouvement réclamant la conservation de l’Hôtel Silber obtient finalement gain de cause. En 2011, des fonds sont alloués à l’étude de l’histoire de ce bâtiment. “Deux postes sont alors créés, dont celui que j’occupe aujourd’hui. C’est ainsi que commence mon histoire ici à l’Hôtel Silber”, se rappelle Friedemann RINCKE.
Quand la Gestapo prend ses quartiers à l’Hôtel Silber…
C’est en 1928, pendant la République de Weimar, que l’Hôtel Silber est affecté à la police de Stuttgart. En particulier, la section de la police politique s’y installe. Elle se dédie à la protection de l’État. Ses missions : détecter et signaler les éléments hostiles à la démocratie et à la République, que ce soient des individus, groupes, associations ou partis. « C’est en quelque sorte un service de renseignement intérieur, avec une compétence régionale pour le Wurtemberg ».
A partir de 1933, les deux-tiers du personnel de cette police politique se mettent au service du régime nazi lorsqu’elle est transformée en Gestapo. Son but consiste désormais à protéger la dictature et à s’assurer de la mise en œuvre sa politique. « Ces gens étaient-ils tous des nazis convaincus ? La question se pose, surtout lorsqu’on réalise une continuité similaire après 1945. Qu’en est-il de ceux qui ont appris leur métier de policier pendant la période nazie, lorsqu’ils ont continué à exercer sous la RFA ? »
La Gestapo, de police politique à police “ethnique”
Friedemann RINCKE poursuit : « La question du rapport entre la police et la population est donc très importante de notre point de vue. Ainsi, que se passe-t-il lorsque le lien de confiance entre la population et la police se brise ? Quelle est l’attitude des policiers, en fonction du régime politique sous lequel ils exercent ? Avec quel sens des responsabilités ? »
Dès 1933, la Gestapo reçoit la tâche de consolider l’assise du nouveau pouvoir national-socialiste. Les nazis s’attendent à une augmentation des actes de résistance face à leur emprise grandissante. Ils se méfient en particulier des membres du KPD (parti communiste), mais aussi du SPD (parti socialiste). Pour s’en prémunir, les autorités lancent une première vague d’arrestations et ils établissent le premier camp de concentration du Troisième Reich dans le sud du Wurtemberg, à Heuberg. Ancien terrain d’entraînement militaire, il accueillera désormais les adversaires politiques des nazis.
À mesure que la consolidation du pouvoir progresse et que la résistance politique intérieure s’affaiblit, les tâches de la Gestapo se diversifient. Ainsi, vers le milieu des années 1930, les personnes et les groupes se trouvant en dehors de la « communauté du peuple » deviennent sa cible privilégiée. Cela recouvre les Juifs, les Tsiganes, les homosexuels, les gens n’ayant pas travaillé depuis deux ans ainsi que tous les « asociaux ». La Gestapo devient ainsi une police « ethnique ».

Accroissement vertigineux des missions de la Gestapo pendant la guerre
Pendant la guerre, la Gestapo essaime ses structures dans tous les territoires occupés. Cela signifie que les personnes travaillant à l’Hôtel Silber se répandent dans toute l’Europe occupée où ils assument diverses fonctions. D’abord la lutte contre les mouvements locaux de résistance, bien entendu, mais aussi des tâches en lien avec la mise en œuvre de la politique raciale. C’est le cas de la déportation des Juifs en France, en Belgique, ainsi que dans l’ensemble des territoires occupés. La Gestapo joue donc un rôle déterminant dans les massacres perpétrés en Europe de l’Est. Il en est ainsi des tristement célèbres Einsatzgruppen ou Einsatzkommandos, en grande partie composés de membres de la Gestapo. Ces derniers se retrouvent au cœur des campagnes de “nettoyage ethnique” perpétrées en Europe de l’Est. C’est l’époque de la « Shoah par balles ».
Au sein même du Reich, les tâches de la Gestapo se multiplient. Elle se spécialise dans la surveillance des travailleurs forcés en provenance de toute l’Europe. Cela représente des millions de personnes ! Rien que dans le Wurtemberg, 250.000 personnes sont ainsi censées être surveillées par la Gestapo. Impossible d’entreprendre une tâche d’une telle magnitude ! Friedemann RINCKE rappelle que la Gestapo du Wurtemberg ne compte que trois cents personnes…
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Le rôle croissant de l’auto-surveillance
D’autant que, vers la fin de la guerre, les tâches de la Gestapo deviennent encore plus nombreuses… Comme la répression des « crimes radiophoniques » (le simple fait d’écouter des radios étrangères). Il en est de même pour ceux qui plaisantent ou font des déclarations laissant supposer qu’ils ne croisent plus en la victoire, etc. Il n’est matériellement pas possible pour la Gestapo de mener à bien toutes ces missions de surveillance.
Cependant, elle peut compter sur les dénonciations spontanées. “Ainsi, si vous n’étiez pas directement surveillé par un agent de la Gestapo, votre voisin ou les gens à la table voisine du bar dans lequel vous vous trouviez s’en chargeaient, en laissant traîner une oreille indiscrète. La société allemande s’est en fait largement auto-surveillée”.
Plus d’informations en cliquant ici.
Hôtel Silber / ancien siège de la Gestapo du Wurtemberg / Dorotheenstraße 10 / D-70173 Stuttgart
Ouvert du mardi au dimanche entre 10h et 18h / nocturne le mercredi jusqu’à 21h / Fermé le lundi.
Exposition permanente : entrée libre / Exposition temporaire : 2 €.
Friedemann RINCKE nous décrit le travail de conservation réalisé au sein de l’Hôtel Silber, lieu de mémoire hautement symbolique de Stuttgart puisqu’il abritait les siège de la Gestapo pour tout le Bade-Würtemberg. Lui et son équipe démontrent notamment la nécessité de soumettre la police à l’Etat de droit, sous peine d’en arriver à de graves dérives, comme durant l’époque national-socialiste. Photo et vidéo : (c) La TDI. Musique : (c) ES_Time (Don’t Move) – Fleurs Douces.
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