À la Villa de Wannsee (Berlin), Eike STEGEN, historien et responsable des relations publiques de ce lieu de mémoire, revient sur la Conférence qui s’y est tenue le 20 janvier 1942. Dans la première partie de son entretien, il revient sur le rôle de cette Conférence dans la planification du génocide des Juifs d’Europe.
C’est à la suite de discussions familiales qu’Eike STEGEN commence à s’intéresser à l’histoire. « L’un de mes arrière-grands-parents avait été libéré du camp de concentration de Sachsenhausen. C’était un résistant communiste, et il avait décidé de quitter la zone d’occupation américaine pour rejoindre le secteur soviétique. C’est ainsi qu’il a participé à la fondation de la RDA — la République démocratique allemande ».
Né en 1973, Eike STEGEN grandit à l’Ouest. Ses premiers souvenirs de visites rendues à la partie de sa famille établie en Allemagne de l’Est remontent aux années 1970. Il visite Berlin-Est pour la première fois en 1987, à l’occasion du 750e anniversaire de la ville — célébré dans les deux parties de la ville. C’est à cette occasion que Ronald REAGAN prononce son fameux discours devant le mur de Berlin en 1987 : « Monsieur GORBATCHEV, ouvrez cette porte ! Abattez ce mur ! »
Après son baccalauréat (Abitur), Eike STEGEN effectue son service civique volontaire à Amsterdam, aux Pays-Bas. Il travaille alors au Musée historique juif. « C’est là que j’ai décidé d’étudier l’histoire ». Par la suite, il commence à travailler à la Villa de la Conférence de Wannsee alors qu’il est encore étudiant. « C’était il y a 27 ans, en 1998. J’y ai d’abord animé des visites guidées et des séminaires. Depuis 2018, je suis responsable des relations publiques pour la Villa ». Historien de formation, Eike STEGEN voit son métier sous le prisme de son engagement pour la démocratie.
L’histoire de la Villa de la Conférence de Wannsee
C’est en 1914 que l’industriel opérant dans le secteur pharmaceutique Ernst MARLIER fait construire la Villa de Wannsee. Il s’agit de l’une des plus grandes villas du quartier, où résident des Berlinois fortunés préférant s’installer en périphérie de la ville. La maison se situe à une vingtaine de kilomètres du centre-ville. Parmi les belles villas qui s’érigent tout autour, celle-ci est la plus grande, avec notamment un très grand parc privé. En 1921, elle est revendue à Friedrich MINOUX, industriel et homme d’affaires influent dans l’Allemagne des années 20, membre du conseil de surveillance de plusieurs grandes sociétés, dont AEG. Ce dernier entretient des liens étroits avec l’extrême-droite. Si bien que, lorsqu’il connaît des difficultés financières en 1940, il revend son bien à la SS, qui le transforme en maison d’accueil pour ses hôtes de marque.
Pour la SS, l’acquisition de ce bien constitue tout un symbole. Elle lui permet de mettre un pied dans ce quartier réservé à l’élite. Joseph GOEBBELS, ministre de la propagande du Reich, est le propriétaire d’une villa d’été / garçonnière située juste en face, sur l’île de Schwanenwerder. Wilhelm STUCKART, l’un des éminents participants à la Conférence de Wannsee, est un voisin. « Pour la plupart, les hauts dignitaires nazis caressent le rêve de s’installer dans ce quartier huppé ».
Que devient la Villa de la Conférence de Wannsee après la guerre ?
Après la guerre, Wannsee se retrouve dans le secteur américain de Berlin-Ouest. D’abord brièvement occupée par les soldats soviétiques, la Villa est investie par les soldats américains à partir de juillet 1945. Ils l’utilisent notamment pour y loger d’anciens réfugiés juifs allemands ayant intégré l’armée US. Ces derniers reviennent à Berlin pour conduire les interrogatoires des criminels de guerre nazis, profitant du fait qu’ils soient de langue maternelle allemande.
Par la suite, la Villa fait office d’auberge de jeunesse pour le district de Berlin-Ouest entre 1953 et 1988. En 1992, elle est transformée en mémorial à l’occasion du 50e anniversaire de la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942.
Une exposition permanente sur l’histoire de la Shoah
Comme nous l’explique Eike STEGEN, l’exposition permanente montrée actuellement dans la Villa remonte à 2020. C’est la troisième du genre. Elle revient sur l’Histoire de la Shoah : les discriminations, persécutions, meurtres, et leurs conséquences, même après la fin de la guerre. Comment l’Allemagne, mais aussi la communauté internationale, ont-elles digéré le passé nazi, compte tenu de la magnitude des crimes commis durant cette période ?
Au centre de l’exposition, bien sûr, se trouve la Conférence de Wannsee. « Parmi les participants, l’un d’eux est particulièrement connu en tant qu’organisateur de la Conférence, mais aussi de la Shoah elle-même : Reinhard HEYDRICH. Mais laissez-moi vous donner un autre exemple qui me semble également très parlant. Il s’agit d’Erich NEUMANN, le représentant du ministère de l’Économie de guerre ».
Erich NEUMANN tire la sonnette d’alarme sur les conséquences des déportations en masse sur l’industrie d’armement
Lorsque ce dernier s’adresse à HEYDRICH, au centre de ses préoccupations se trouve l’industrie d’armement, et la manière dont celle-ci pourra continuer de fonctionner malgré les déportations. Il évoque la question des travailleurs forcés juifs employés dans ce secteur. Lors de la Conférence, il dit — et cela figure dans le procès-verbal rédigé par Adolf EICHMANN — qu’il a besoin de ces travailleurs qualifiés. Si on les déporte tous dès janvier 1942, cela risque de créer des problèmes. Il faut donc envisager des déportations différenciées.
HEYDRICH comprend, et répond — toujours selon les procès-verbaux — : « Nous nous en occuperons. » C’est-à-dire qu’il va s’assurer que ces travailleurs qualifiés ne soient déportés et tués qu’une fois leur remplacement assuré. « Évidemment, ce n’est jamais dit en ces termes. Les participants à la conférence n’emploient jamais les mots ‘tuer’ ou ‘assassiner’’. Ils préfèrent utiliser un euphémisme, en parlant plutôt d’‘évacuation’. À Wannsee, le mot ‘évacuation’ désigne en réalité ‘extermination’ ou ‘meurtre’ ».

Wilhelm STUCKART devise de questions de définitions raciales
Parmi les participants, l’un d’entre eux représente le ministère de l’Intérieur. Wilhelm STUCKART est secrétaire d’État, soit l’équivalent d’un vice-ministre. Il a joué un rôle majeur dans la définition légale de ce qu’être Juif signifiait tout au long du régime nazi. Il entre en fonction dès 1933 et il est même brièvement ministre de l’Intérieur en avril 1945, à la toute fin du Reich.
STUCKART est aussi l’un des principaux rédacteurs des lois de Nuremberg en 1935. Ces lois posent les fondements raciaux du Troisième Reich. Elles précisent ainsi qu’une personne ayant trois ou quatre grands-parents juifs est considérée comme entièrement juive. Deux grands-parents, comme un « demi-juif » (métis de premier degré ou Mischling ersten Grades). Un seul grand-parent juif, comme un « quart-juif » (métis de second degré ou Mischling zweiten Grades). Si l’idéologie nazie prétend qu’il faut séparer le sang juif du sang « aryen », que faire alors d’une personne dont le « sang est mélangé » ?
Toutes les questions liées aux conséquences patrimoniales de ces définitions raciales sont également examinées : « Quatre des quinze pages du procès-verbal sont consacrées à ces questions de définitions raciales. Que se passe-t-il si un « demi-juif » a un enfant ? Que faire de cet enfant issu d’un mariage mixte ? Comment considérer le conjoint non-juif d’une telle union ? Et si ce conjoint devient veuf ou veuve ? Hérite-t-il de la personne assassinée ? Ou bien l’État est-il en ‘droit’ de tout prendre? »
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Cruauté absolue à la Conférence de Wannsee
Il faut donc s’imaginer cette réunion : nous avons des secrétaires d’État et autres hauts-fonctionnaires qui, assis ensemble dans un cadre paisible, dans la pièce principale de cette magnifique villa, discutent tranquillement du génocide qu’ils sont en train de planifier. Cela recouvre le meurtre de plusieurs millions de Juifs européens. Pour les historiens, c’est totalement inédit car cela ne s’est encore jamais vu dans l’histoire.
Et après cette discussion, les participants sont même invités à prendre part à un petit-déjeuner convivial. « L’invitation à la réunion, qui a été conservée, précisait bien que la réunion serait suivie d’un petit-déjeuner. C’est d’une cruauté absolue ! »
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Eike STEGEN revient sur la tenue de la Conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 dans cette superbe villa au sein de laquelle des représentants des autorités nazies ont discuté de moyens à mettre en œuvre en vue de la Solution finale de la question juive en Europe… Photo : (c) Haus der Wannsee Konferenz. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Rainshower – Johannes BORNLOF.

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