Six Million. And One. Meurtre de Shmuel DANZIGER.

« Six Million. And One. » : quand la réalité dépasse la fiction. Shmuel DANZIGER, assassiné à Stuttgart après avoir survécu à Auschwitz (Tina FUCHS)

Rescapé d’Auschwitz, Shmuel DANZIGER retrouve sa femme et ses enfants dans un camp de déplacés à Stuttgart. Ils ont tous miraculeusement survécu à la « Solution finale ». Quelques mois seulement après leurs retrouvailles, Shmuel est assassiné froidement par la police allemande. Avec son documentaire Six million. And one. Tina FUCHS enquête sur cette histoire qui dépasse la tragédie familiale pour interroger le devoir de mémoire et les failles de la justice dans l’Allemagne d’après-guerre.

Écrit par Rudy CAMUS
Interview réalisée sur place par notre envoyé spécial Géronimo.

La famille DANZIGER : Shmuel, Regina, Marek et Jaffa, quatre personnes miraculées se retrouvent à Stuttgart après avoir survécu à Auschwitz. Pourtant, derrière cette promesse de renouveau, se prépare une tragédie. Le 29 mars 1946, Shmuel DANZIGER est abattu devant son fils dans le camp de déplacés qui les accueille temporairement à Stuttgart. Plus qu’un fait divers oublié, cette histoire révèle les zones d’ombres de l’après-guerre et la fragilité de la justice au lendemain de la Shoah. L’histoire familiale des DANZIGER fait aujourd’hui l’objet d’un documentaire de la journaliste Tina FUCHS, intitulé Six Million. And One.

Le début de la quête de vérité de Tina FUCHS

« Je ne fais pas de fiction. Si j’étais réalisatrice comme SPIELBERG, je tournerais un film à partir de cette histoire. Mais je suis journaliste. Et je ne peux que raconter la vérité ».

Afin de reprendre les fils du destin de la famille de Shmuel DANZIGER, Tina FUCHS mène un colossal travail de recherches dans son combat pour la vérité. Après cinq ans d’investigations minutieuses, elle réalise un documentaire de 90 minutes : Six million. And one. Aujourd’hui, Tina FUCHS candidate auprès des festivals que son film pourrait intéresser car elle souhaite le sortir en salles.

Marek DANZIGER Six Million. And One.
Marek DANZIGER à Auschwitz. (c) Photo d’archive et photogramme extrait du film de Tina FUCHS : Six Million. And One.

HIMMLER aux Allemands : le « nécessaire » sacrifice des voisins juifs

Journaliste indépendante depuis plus de trente ans pour la Südwest Rundfunk (SWR), Tina FUCHS est hantée par cette question. Qu’est-ce qui a conduit les Allemands à adhérer avec tant de ferveur à l’antisémitisme et à l’odieux édifice idéologique du régime national-socialiste ?

Elle fait aussi référence au discours prononcé par HIMMLER à Posen (actuelle Poznań, ville polonaise à mi-chemin entre Varsovie et Berlin) devant des cadres SS le 4 octobre 1943. Il rappelle ainsi que l’extermination des Juifs en cours était annoncée dans le programme du parti nazi, dès le départ. Il reconnaît que « […] chacun a son Juif convenable. Bien sûr, les autres sont des porcs, mais celui-là est un Juif de premier ordre ». Pour autant, HIMMLER souligne que « l’éradication de tous les Juifs » est le prix à payer pour la survie de la race aryenne.

Point de départ pour Six Million. And One. : un fait divers obsédant

C’est au contact des survivants de la Shoah en Israël que Tina FUCHS prend connaissance de l’existance des camps de personnes déplacées. Bouleversée, elle en vient à se demander comment les survivants ont fait pour s’en sortir après leur libération des camps. En effet, que faire quand on n’a plus ni foyer, ni papiers ? Comment ces gens ont-ils fait pour se nourrir, se vêtir, après qu’on leur ait tout retiré, jusqu’à leur humanité ?

Elle entreprend des recherches à Stuttgart même, où elle est choquée d’apprendre qu’un camp de personnes déplacées se trouvait en plein cœur de sa ville. Elle n’en avait jamais entendu parler ! C’est pourtant par là que, entre 1945 et 1949, quelque 1.500 survivants juifs transitent, dans la Reinsburgstraße. Suite à sa découverte, elle se rend sur place. Elle repère alors une stèle avec un nom : Shmuel DANZIGER, rescapé, puis tué en 1946.

Le coupable n’a jamais été identifié. De là naît une obsession journalistique : que s’est-il passé ce jour-là ? Qu’est devenue sa famille ? Qui a tué Shmuel DANZIGER ?

Gravir la montagne des archives SPIELBERG

Certaines tragédies restent encore méconnues. La quête de Tina FUCHS la conduit dans les méandres de la Visual History Archive – souvent aussi appelée fonds d’archives SPIELBERG. Ce dernier consigne, entre autres, les témoignages de 180 personnes ayant transité par le camp de personnes déplacées de Stuttgart. Elle les écoute tous…

La journaliste recoupe les sources, vérifie les faits. Elle passe des mois à fouiller les archives allemandes et israéliennes, interrogeant les survivants et leurs descendants, parcourant les lieux de mémoire. Chaque détail compte : dates, lieux, noms, mais aussi les émotions et les expériences humaines, souvent absentes des documents officiels.

Elle confie le tiraillement qu’elle ressent alors, presqu’une honte : « Comment ai-je pu passer à côté de tout un pan de l’Histoire ? De mon histoire ! Dans ma propre ville… J’ai grandi à Stuttgart, et je n’avais jamais entendu parler de ce camp de personnes déplacées, créé dans la zone américaine pour accueillir les rescapés de la Shoah. La plupart des habitants n’étaient pas au courant. Moi non plus. Et aujourd’hui, je découvre ce silence ».

On les appelait She’erit Hapletah, « le reste survivant ».

Dans l’Allemagne de l’après-guerre, des millions de réfugiés se retrouvent sans foyer. Ils ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine. Parmi eux, de nombreux survivants des camps de concentration. Mis en place sous l’égide de l’ONU et de l’armée américaine, les camps de déplacés offrent un abri temporaire, une assistance médicale et alimentaire à ces réfugiés. Mais aussi un espace pour se reconstruire après avoir vécu l’indicible. Pour beaucoup, il s’agit d’une étape avant une vie nouvelle qui les mènera en Israël, aux États-Unis ou ailleurs.

À Stuttgart, ils constituent longtemps un secret à demi effacé, que Tina FUCHS exhume aujourd’hui des mémoires.

Un coupable identifié ?

L’enquête prend un tournant décisif lorsqu’elle découvre, dans les archives américaines de l’OMGUS (Office of Military Government, United States and Germany), un dossier de 300 pages. Plus de 40 témoignages y sont consignés. Parmi eux, 4 survivants juifs affirment qu’ils pourraient reconnaître l’homme ayant tiré sur Shmuel DANZIGER. Mais à l’époque, les enquêteurs américains ne leur posent pas les bonnes questions. Les preuves existent pourtant : les armes des policiers ont été saisies, chaque fusil, répertorié. « S’ils avaient voulu l’identifier, ils auraient pu le faire », constate aujourd’hui la journaliste.

C’est en croisant ces informations avec un article du journal yiddish Ofy der Frei (Libres à nouveau), publié par les rescapés des camps, qu’elle trouve la pièce manquant à son puzzle. Dans ses colonnes figure le nom du meurtrier, mal orthographié. Là où le journal mentionne « HOCH », les documents militaires évoquent un certain « KOCH ». La concordance ne laisse plus tellement de doutes dans l’esprit de Tina FUCHS. En recoupant les informations dont elle dispose désormais, elle en déduit que l’Oberwachtmeister responsable de la mort de Shmuel DANZIGER est sans doute Arthur KOCH, un officier de police de 45 ans. Mais la preuve n’est pas établie de manière certaine, l’officier n’étant jamais passé en jugement…

Six Million. And One. : retour sur un drame familial

Les recherches de Tina FUCHS prennent une dimension humaine lorsqu’elle retrouve la trace de la famille DANZIGER. Regina, l’épouse de Shmuel, est décédée alors qu’elle avait plus de 90 ans.

Quant à Marek, devenu entre-temps Morris, elle découvre qu’il est l’« enfant d’Auschwitz ». Les images de la libération des enfants, filmées par l’armée soviétique, prennent une résonnance nouvelle. En effet, l’enfant photographié au centre d’un groupe, avec son numéro tatoué sur le bras bien en évidence, c’est bien lui !

Tina FUCHS met en lumière la trajectoire des enfants DANZIGER après la mort de leur père. Marek, qui se fait appeler désormais Morris, accompagné de sa sœur Jaffa et de leur mère Regina s’installent en Palestine. Puis Morris finit par s’établir au Canada pour y vivre sa vie d’adulte.

Six Million. And One. de Tina FUCHS.
Howard DANZIGER à la recherche du passé familial. (c) Photogramme extrait du film de Tina FUCHS : Six Million. And One.

Une prise de contact difficile

Le premier contact avec la famille DANZIGER est compliqué. Quand elle les appelle, ils raccrochent aussitôt. Déconcertée, Tina consulte un archiviste juif de Berlin, originaire comme eux de Calgary. Il lui conseille de respecter leur silence.

Tina FUCHS s’entête pourtant et elle écrit une lettre aux DANZIGER. Elle leur exprime son désir de transmettre leur histoire. Encore traumatisé par la mort de son père, Morris ne veut pas évoquer cette histoire. Il accepte pourtant que la journaliste s’adresse à ses propres enfants, Howard et sa sœur. Finalement, par le biais des petits-enfants de Shmuel, le dialogue s’instaure. Howard accepte de participer au tournage, qui peut enfin commencer.

Là, une autre coïncidence se produit. Au cours de ses recherches, Tina FUCHS entre en contact avec Josefine GEIB, jeune historienne ayant grandi à l’endroit exact où Shmuel DANZIGER a été tué. Elle rédigeait son mémoire de master sur les évènements de mars 1946. Ce faisant, elle aboutit à la même conclusion que Tina FUCHS. Lors de leur premier appel téléphonique, elle demande à la journaliste : « C’est bien Arthur KOCH qui l’a tué ? » Tina lui répond alors : « Oui, je pense que c’est bien lui. » C’est ainsi que Howard et Josefine GEIB sont devenus les protagonistes du film de Tina FUCHS.

À lire également : Olga BANCIC, résistante roumaine, communiste et juive du groupe MANOUCHIAN à Paris, guillotinée par les nazis à Stuttgart en 1944 (Françoise RUDISILE).

Six Million. And One. : briser le silence pour ne jamais oublier

Durant le film, Howard et Josefine parcourent les différents lieux mentionnés dans les archives. Il reviennent notamment sur le lieu où Shmuel DANZIGER fut assassiné peu après la guerre, alors qu’il venait tout juste de retrouver sa famille. L’enquête met à jour l’antisémitisme persistant de l’après-guerre et les failles de la justice, révélant le vide narratif entretenu pour préserver la société de sa culpabilité.

L’histoire de Shmuel DANZIGER replonge les spectateurs dans l’ambiance pesante du Stuttgart d’après-guerre. Briser le silence était pourtant essentiel pour Tina FUCHS, malgré le ressentiment des uns et la culpabilité des autres. Elle est surprise lorsqu’elle constate que Marek accepte finalement de participer à la première du film organisée au Canada au printemps 2025. Cet événement marque le terme de la longue quête de vérité de la journaliste : pour la famille DANZIGER, pour sa ville, son pays, et pour elle-même aussi.

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« Six Million. And One. » par Tina FUCHS : retour sur le destin tragique d’une famille, celle de Shmuel DANZIGER, rescapée de la Shoah, avant d’être la victime d’une bavure policière dans le camp de personnes déplacées de Stuttgart de la Reinsburgerstrasse. Photo et vidéo : LaTDI. Musique : (c) Quatre Saisons de Vivaldi.

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