Hinrich KRÖGER

L’univers extravagant et « Kitsch-Queer » de l’artiste berlinois Hinrich KRÖGER

Au cœur du quartier éclectique de Schöneberg à Berlin, la galerie de Hinrich KRÖGER prend des allures d’opéra baroque. Porcelaines et sculptures peintes à la main ornées de motifs insolites, fantasques, souvent lubriques, se déploient dans un monde détonnant. Les visiteurs, collectionneurs ou curieux se laissent happer par un spectacle visuel total. Bienvenue dans cet univers extravagant, subversif et décalé.

Article rédigé par Rudy CAMUS,
Interview réalisé à Berlin par notre envoyé spécial
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Dans l’atelier-galerie de Hinrich KRÖGER, tout bouscule les préjugés et se veut immoral. Des caniches au nez framboise et bouledogues français y côtoient des scènes kitsch sur céramique, où hommes et femmes nus posent dans une théâtralité lascive et hypersexualisée. Scandale pour les uns, génie pour les autres. La porcelaine n’y est pas sage : elle devient érotique, exubérante, carnavalesque.

Hinrich KRÖGER : créateur de porcelaine baroque

Sous ce déferlement baroque se cache une démarche précise : détourner un symbole bourgeois du raffinement pour en faire une tragi-comédie queer. Artisan minutieux et iconoclaste, Hinrich KRÖGER façonne l’argile en une mythologie contemporaine. Un univers fellinien, peuplé de figures étranges et poétiques, où l’humour se mêle à l’inquiétant.

Comme l’artiste aime à le rappeler « Mon travail porte avant tout sur l’objet en lui-même ! … La céramique pour la céramique, ce serait trop ennuyeux pour moi ! Quand je crée une pièce, c’est toujours dans la perspective d’y peindre ensuite mes histoires ».

Hinrich KRÖGER
Prise de vue dans la galerie Hinrich KRÖGER ; affiche ; The Golden Cock vase (2009). (c) Galerie Hinrich KRÖGER et galerie C24.

Une enfance modelée dans l’argile : le geste de Prométhée

Né à Berlin, Hinrich KRÖGER grandit dans un environnement où la créativité est une évidence. Sa mère, Helga, vétérinaire et naturopathe, lui transmet le lien intime avec le vivant, la nature et les animaux. Son père, Joachim JOHN, peintre et écrivain, lui lègue sa fibre artistique et la curiosité pour les images et les récits.

Cependant, une troisième figure, la céramiste Christina RENKER, agit comme initiatrice. Elle offre de l’argile à l’enfant et l’invite à créer : « J’étais tout le temps fourré chez elle. Pendant qu’elle me parlait de ses aventures, je recevais un morceau d’argile pour façonner des animaux, des princesses, des personnages », raconte Hinrich.

Un temps, il hésite : devenir zoologiste ou potier ? L’attrait pour les animaux est réel, mais la puissance de la création l’emporte. Comme un Prométhée moderne, ses mains ont le don de transformer la terre brute.

Entre 1982 et 1984, il suit une formation de potier au Zentrum Bildende Kunst de Neubrandenburg. Puis, après avoir travaillé dans plusieurs ateliers berlinois, il poursuit ses études de peinture à la prestigieuse Hochschule für Bildende Künste de Dresde. Ce passage par l’Académie des Beaux-Arts où enseignèrent Otto DIX et Oskar KOKOSCHKA renforce sa maîtrise plastique et nourrit son imaginaire expressionniste.

Un enfant du Berlin-Mitte des années 90

Hinrich KRÖGER commence sa formation académique dans l’Allemagne de la fin des années 1980 en pleine mutation. En 1989, la chute du Mur ouvre un nouveau chapitre : la capitale allemande devient un terrain d’expérimentation bouillonnant pour les artistes. Les anciennes limites disparaissent, les cultures se mélangent. Dans cette effervescence, l’artiste fonde en 1996, la Galerie und Werkstatt Hinrich KRÖGER, dans le quartier interlope de Mitte, situé dans l’ancienne Berlin-Est. « Au milieu d’immeubles délabrés portant encore les traces de la Deuxième Guerre mondiale, de squats, de bars illégaux, l’anarchie et l’art se sont maintenus pendant quelques années encore à Mitte. Beaucoup de choses étaient alors possibles dans cette partie déshéritée de la ville. Et même des toilettes publiques pouvaient se transformer du jour au lendemain en bars techno… »

KRÖGER affirme pourtant que ni les années sida ni la chute du Mur n’ont influencé son travail. Là où d’autres expriment le traumatisme ou l’euphorie, lui invente un espace de démesure nourri de mythes, de kitsch et de pluralité des formes. En ce sens, son refus des influences est un acte délibéré. Par le détournement, la mise en scène et la création d’un monde détaché du réel, il souligne la puissance de l’art. Il ne cherche pas tant à refléter son temps, mais à créer ses propres horizons.

L’alchimie virtuose des émaux et des couleurs : le mythe Hinrich KRÖGER

Pour Hinrich KRÖGER, la porcelaine n’est pas une simple matière. À l’image d’Héphaïstos, dieu forgeron de l’Olympe, il revendique un feu créatif humble et laborieux. Ses mains sont patientes et insufflent vie et force aux formes argileuses, dans une beauté née du geste et de l’imperfection. « J’utilise de la porcelaine liquide pour couler diverses formes ensuite assemblées et modelées. Les figures plus grandes sont construites à partir d’une pâte de porcelaine grossière », explique l’artiste.

Les décors détournent les procédés traditionnels : en sous glaçure ou en sur glaçure, il peint parfois ses pièces avant l’application du revêtement. Ou bien après la cuisson, sur la glaçure vitrifiée. Ainsi, les teintes en deviennent plus éclatantes, mais aussi plus fragiles.

Pigments vifs et surfaces miroitantes

La brillance de la céramique devient pour Hinrich KRÖGER prétexte à détourner les codes. Il invente ainsi un nouveau langage. Chaque pièce est patiemment façonnée, peinte, dorée. L’artiste procède à des cuissons multiples (jusqu’à sept ou huit) pour atteindre l’exact effet recherché. Un alchimiste virtuose.

On peut citer le Moulin Rouge Tea Service, objet d’une rare élégance, reconnu et exposé dans des galeries de renom. Il arrache la porcelaine de son piédestal bourgeois, ce médium associé au luxe et au raffinement. Et il en fait le support des scènes frivoles, grivoises ou burlesques inspirées des mythes grecs. Ce contraste souligne le décalage entre l’apparence policée de la haute société et ses désirs plus « terre à terre ». Un appel à céder à nos bas instincts.

Hinrich KRÖGER
Moulin Rouge Tea Service, 2008. (c) Hinrich KRÖGER.

Cinéma baroque sur porcelaine

Regarder une statuette de Hinrich KRÖGER, c’est comme assister à une scène de cinéma : son univers, nourri de références gréco-romaines, entre en dialogue avec les cinéastes ayant su fusionner poésie et démesure. Le regard expressif des porcelaines saisit le visiteur et l’invite à une aventure intérieure. S’ouvrir aux pulsions cachées sommeillant en chacun de nous.

Les yeux fixes de ses porcelaines rappellent ceux de l’initié dans Le Testament d’Orphée de Jean COCTEAU. Masque, métamorphose et état d’entre-deux deviennent les outils d’une quête mystique. À la manière de COCTEAU, qui surgit dans son propre film au milieu de ses créatures hybrides, Hinrich KRÖGER se met en scène parmi ses œuvres. Il devient alors le coryphée à la tête d’un cortège de figures s’unissant en un chœur antique. Ce théâtre visuel brouille les frontières entre créateur et créatures, entre l’homme et ses représentations.

Hinrich KRÖGER
Satyricon de FELLINI ; Wonderland de Hinrich KRÖGER ; Le Testament d’Orphée de Jean COCTEAU.

Souffle carnavalesque à la FELLINI

Mais cette intensité spirituelle se double d’une dimension plus charnelle et grotesque. Dans l’exubérance de ses personnages, on retrouve le souffle carnavalesque et burlesque du Satyricon de FELLINI, inspiré de la Rome antique.

L’atelier de KRÖGER se fait théâtre des excès, un espace où les corps rient, grimacent et se contorsionnent, entraînant le spectateur dans un vertige entre fascination et malaise. Ce dernier se retrouve face à la projection de ses propres fantasmes.

À l’instar de FELLINI, Hinrich KRÖGER laisse ses porcelaines et sculptures nous transmettre leur instinct de jouissance. Nous sommes en pleine parade dionysiaque ! La pulsion l’emporte sur la raison.

Hinrich KRÖGER célèbre l’instinct de jouissance

Au centre, l’artiste — en coryphée solitaire — entraîne ses figurines comme autant de témoins muets d’une fatalité inéluctable, parfois lugubre. Une veine plus sombre traverse alors ses choristes figés dans des ornements excessifs. Le raffinement, contaminé par l’érotisme et le grotesque, rappelle l’esthétique décadente de VISCONTI.

Dans Les Damnés, le faste se mue en drame : le banquet devient cérémonie mortuaire, la famille se transforme en théâtre de la décadence.

Certaines pièces d’Hinrich KRÖGER, alignées dans une procession immobile, frôlent le macabre, alliant grotesque et morbide dans un éclat carnavalesque. Ce chœur d’objets, glacé dans sa blancheur, convoque à la fois la solennité antique et la cruauté moderne. On pourrait y lire une mémoire funèbre, presque sépulcrale, marquée par les années sida, mais l’artiste nous révèle un autre oracle : jouir de la vie, céder aux désirs, s’oublier dans les excès.

Hinrich KRÖGER refuse les étiquettes et fait du kitsch-queer un manifeste

Chaque création convoque la mémoire sensorielle de souvenirs lointains : silences familiaux, lectures entassées, musique de VIVALDI ou de CHOSTAKOVITCH au petit déjeuner… Tandis que se dissipent l’odeur et la chaleur des nuits berlinoises…

Plutôt que de brandir un manifeste politique, Hinrich KRÖGER détourne les codes classiques de la porcelaine pour les plonger dans un imaginaire kitsch et transgressif. Un espace où le mauvais goût revendiqué devient un outil critique. La déliquescence se transforme en ode à la liberté.

Hinrich KRÖGER s’inscrit ainsi dans l’histoire récente de l’art queer. Tatouages, cuir, hybridations homme-animal, caniche léchant les tétons d’une femme, gigolos aux poses lubriques. Ces dessins oscillent entre provocation et jeu sexuel, ironie et désir. Mais il brouille les pistes. Ses personnages échappent aux catégories : femmes pulpeuses, marins costauds, scènes de sodomie sur vase, peu importe leur orientation ou leur rôle. « Homoérotique ou hétéroérotique, qu’importe ? L’érotisme reste l’érotisme. Je n’aime pas être catalogué », affirme-t-il.

À lire également : Le Mur de Berlin : deux modèles de société « parfaite » s’affrontent jusqu’à la violence (Luis FERREIRO, Musealia).

L’art de Hinrich KRÖGER rayonne sur Berlin…

La singularité de Hinrich KRÖGER est récompensée en 2019 par le Tapio Wirkkala Rut Bryk Design Award au Musée d’Art Moderne d’Espoo en Finlande, l’un des prix les plus prestigieux dans le domaine du design. Le jury salue sa « capacité à marier la délicatesse de la porcelaine à une esthétique trash-érotique audacieuse ».

Autre figure brouillant les frontières entre mode, art et performance, Jean Paul GAULTIER l’invite à collaborer sur sa collection haute couture printemps-été 2020. Certains motifs sont alors intégrés aux tissus du styliste, révélant les résonances de son univers dans le design, les arts visuels et la haute couture.

… et au-delà

Hinrich KRÖGER participe ensuite à « Earthen Delights » à la C24 Gallery de New York en 2021 aux côtés de Steven MONTGOMERY et Brendan LEE SATISH TANG. Puis, plus récemment, au Festival Art & Culture du Berghain à Berlin en 2024, événement queer et underground majeur.

Ces participations témoignent de la reconnaissance acquise d’une maîtrise unique, fusionnant artisanat traditionnel et thématiques osées. Faut-il y voir une provocation, une critique des codes bourgeois, ou simplement une célébration du désir ? L’artisan et artiste Hinrich KRÖGER nous laisse une réponse ouverte, faisant de chaque statuette un fragment de mythologie contemporaine. Par ce geste ancestral qui métamorphose la matière, il crée un monde où désir burlesque et baroque se fondent en un théâtre antique fétichiste. Impudent dans son esthétique et, partant, intemporel…

ATELIER HINRICH KRÖGER, Eisenacher Strasse 114, 10777 Berlin, Allemagne. Téléphone : +49 162 1038018. Ouvert au public entre 14h et 17h le samedi ou les autres jours, sur rendez-vous à partir de midi. U-Bahn : Nollendorfplatz.

Hinrich KRÖGER
Golden Love Cup, 2009 ; Black Torso. (c) Hinrich KRÖGER.
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