Stefano-Maria EVANGELISTA, professeur de littérature à Oxford, consacre depuis plusieurs années ses recherches aux écrivains britanniques fascinés par le Berlin des années 1920 et 1930. Avec Gesa STEDMAN, professeur à la Humboldt-Universität, il a monté une exposition et un site web pour illustrer le genre de vie qu’ils ont pu y mener. Leur projet, intitulé Happy in Berlin, explore la manière dont ces auteurs ont façonné l’image d’une ville en pleine effervescence artistique. Une plongée dans les lieux, les récits et les mythes qui nourrissent encore aujourd’hui l’imaginaire collectif autour de Berlin.
Par Hélène HUDRY
Berlin. Une ville où tout semble possible, un terrain de jeu pour l’avant-garde, un espace de liberté et d’excès. C’est là, pendant les Années Folles entre la fin de la Première Guerre mondiale et l’arrivée du nazisme, que des écrivains britanniques comme Christopher ISHERWOOD, W.H. AUDEN ou Stephen SPENDER se sont inventés une nouvelle vie.
Or, ce court moment d’Histoire continue d’alimenter l’imaginaire collectif. Stefano-Maria EVANGELISTA s’y est consacré avec passion, en choisissant de partager ses recherches au-delà des cercles universitaires. « Nous avons décidé qu’il serait vraiment intéressant de partager le fruit de nos travaux non pas au travers d’un ouvrage académique classique. Nous voulions aller à la rencontre du grand public», confie-t-il. Avec son équipe, il donne naissance à Happy in Berlin, une exposition et un site web suivant les traces laissées par ces voyageurs en quête de modernité et d’expériences inédites.
De l’Université à la Ville : un projet de recherche devenu une aventure culturelle
Stefano-Maria EVANGELISTA enseigne la littérature anglaise à l’Université d’Oxford. Spécialiste du 19e siècle, il a pourtant trouvé un terrain d’exploration fertile dans le Berlin des années 1920. « J’ai un lien professionnel et personnel avec cette ville depuis de nombreuses années », explique-t-il.
Ce lien s’est transformé en projet commun avec Gesa STEDMAN, professeure au Centre for British Studies de la Humboldt-Universität à Berlin. Ensemble, ils ont choisi de se pencher sur les écrivains britanniques ayant séjourné à Berlin, connus ou oubliés. Christopher ISHERWOOD fut leur point de départ. Ils ont voulu « comprendre comment ces personnes interagissaient avec la ville ».

La naissance de Happy in Berlin
De cette recherche est née une exposition présentée à la Literaturhaus Berlin en 2021, en partenariat avec la Bodleian Library d’Oxford. Conçue comme une alternative aux publications classiques, elle se voulait plus vivante et accessible. Pour accompagner l’événement, un site web a vu le jour.
Aussi baptisé Happy in Berlin, il propose notamment une carte interactive retraçant les déplacements de ces écrivains à travers la ville dans les années 1920 et 1930. « Au départ, c’était presque une mesure de sécurité liée au COVID […]. Finalement, nous avons pu présenter l’exposition, mais nous nous sommes aussi beaucoup attachés au site. Aujourd’hui encore, nous continuons à l’enrichir ».
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Entre réalité et fiction : les écrivains britanniques racontent « leur » Berlin
Le cœur du projet réside dans une interrogation : comment ces auteurs britanniques ont-ils perçu Berlin et comment l’ont-ils raconté ? « Où allaient-ils ? Quels étaient les lieux où ils se rencontraient entre eux ? Où ils croisaient peut-être des écrivains allemands ? Où ils découvraient des formes artistiques absentes en Angleterre ? Et qu’avait donc Berlin qui les attirait à ce point ? »
Christopher ISHERWOOD occupe une place centrale dans ce récit. Ses œuvres, Good-Bye to Berlin ou Mr. Norris Changes Trains, prétendent refléter fidèlement la réalité. Mais l’écrivain manipule, transforme, entremêle le vrai et le faux de façon inextricable. « On ne peut jamais complètement lui faire confiance, reconnaît EVANGELISTA. Et c’est normal, puisqu’il est écrivain. » Ce mélange de fragments de journaux intimes et de fiction a donné naissance à une œuvre unique, ayant par la suite inspiré I Am a Camera, puis le célèbre film Cabaret.
Le projet Happy in Berlin ne se limite pas aux noms célèbres. Il redonne vie à d’autres voix, parfois oubliées, ayant laissé leur témoignage dans des journaux ou des lettres. EVANGELISTA insiste sur cet aspect : « Nous étions aussi intéressés par l’idée de faire référence à des écrivains ou à des voyageurs qui auraient simplement écrit sur Berlin dans leur journal ou dans leurs lettres, pas nécessairement dans des écrits publiés ».
Cabarets, avant-garde et liberté : Happy in Berlin
Le premier axe fort du projet est la mise en lumière de l’avant-garde culturelle que ces auteurs britanniques venaient chercher à Berlin. Dans l’Angleterre des années 1920, les conventions sociales restaient très victoriennes. Berlin, au contraire, ouvrait ses portes à toutes les audaces. « C’était une ville d’avant-garde, rappelle EVANGELISTA. On pouvait y découvrir le Bauhaus, l’expressionnisme, le Dadaisme, ou encore le cinéma en plein développement. À cette époque, Berlin était la capitale mondiale du cinéma, avec Los Angeles et Moscou ! »
Cette effervescence culturelle séduisait des écrivains issus de milieux privilégiés, souvent frustrés par le carcan du système de classes anglais. Berlin devenait pour eux un espace de liberté. Stephen SPENDER et ISHERWOOD fréquentaient ainsi des cabarets comme l’Eldorado, lieu transgressif et mythique, ou des bars ouvriers comme le Cozy Corner. « Ils y rencontraient des garçons de la classe populaire, et c’était un lieu important pour eux, car il était très différent de ce qu’ils avaient connu en Angleterre ».
Mais cette liberté avait ses limites. EVANGELISTA souligne l’aspect performatif de cette immersion. Car les écrivains britanniques savaient bien qu’ils pouvaient toujours revenir à leur confort bourgeois dès qu’ils le voulaient. Pourtant, l’expérience les a tous profondément marqués. Elle a nourri leurs écrits et contribué à forger le mythe d’un Berlin hédoniste, insaisissable et vibrant.
Un mythe vivant : Berlin, de l’entre-deux-guerres à l’imaginaire contemporain
Le deuxième axe majeur est la question de la mémoire et du mythe. En quelques années à peine, Berlin est devenue pour ces écrivains un symbole de jeunesse, de promesse, puis de désillusion. « Ils ont contribué à créer le mythe de Berlin, dit EVANGELISTA. Un monde qui n’a existé qu’entre la fin de la Première Guerre mondiale et 1933 ».
ISHERWOOD, SPENDER ou AUDEN associaient leur propre jeunesse à cette période de la ville. Cette image a traversé le temps, amplifiée par les adaptations théâtrales et cinématographiques. Aujourd’hui encore, des lecteurs parcourent Berlin avec les livres d’ISHERWOOD à la main. « On peut utiliser ses romans pour retrouver les lieux. C’est un exercice parfait de création d’un mythe. Avec suffisamment de vérité pour en fournir la base tangible. Mais aussi en transformant cette réalité, pressé par l’urgence de vivre dans l’instant. Le tout dans une atmosphère hédonistique et décadente », souligne EVANGELISTA.
Un mythe qui perdure dans le temps
Ce mythe se prolonge bien au-delà des années 1930. Après la chute du Mur, Berlin est redevenue une capitale culturelle bon marché, attirant de nouveaux artistes. Certains écrivains britanniques y vivent toujours, loin du climat politique du Brexit. « Cela fait partie de cette mythologie d’un Berlin tolérant. Le mythe se perpétue ».
L’Institut de Sexologie de Magnus HIRSCHFELD, aujourd’hui disparu, incarne aussi cette mémoire. ISHERWOOD y a vécu un temps, rencontrant militants et artistes. Pourtant, il n’en parle pas dans ses romans. « L’homosexualité restait illégale en Angleterre. Il devait donc être très prudent sur ce point », rappelle EVANGELISTA. Ce n’est que dans les années 1970 qu’il en fera un récit plus direct dans son autobiographie, Christopher and his Kind. Une omission révélatrice de la tension entre l’intime, le public et la mémoire.
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Stefano-Maria EVANGELISTA explique comment, dans les années 1920, Berlin a inspiré les écrivains britanniques et nourri le mythe d’un Berlin libertaire et décadent, toujours vivant. Photo : (c) Oxford University. Vidéo : (c) LaTDI ; Musique : Marlene DIETRICH, Ich Bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt, Fr. Holländer u. seine Jazz-Symphoniker (1930).