Pour Manuel NEVES, commissaire de l’exposition « Le théâtre de la jungle » consacrée à l’œuvre de José GAMARRA, il ne faut pas se fier aux apparences. Plongés dans un décor de forêt tropicale luxuriante et paradisiaque, les personnages du peintre nous racontent des histoires parfois tragiques. Pour dénoncer les inégalités sociales en Amérique latine, les ravages de la guerre et de la dictature, ou encore ceux de l’industrialisation à outrance, José GAMARRA a recours à une subtile ironie. Rétrospective de l’œuvre du peintre à la Galerie XIPPAS (Paris, Le Marais, jusqu’au 12 octobre) avec Manuel NEVES.
Après avoir suivi l’École des Beaux-Arts de Montevideo (Uruguay), Manuel NEVES se dirige vers le journalisme. Il devient critique de films, avant de se spécialiser dans les arts plastiques. À la fin des années 1990, il commence à travailler en tant que commissaire d’expositions pour des institutions tels que la Mairie de Montevideo ou encore le Musée national des Beaux-Arts. En 2004, il remporte le Prix du commissariat d’exposition au Salon des arts visuels de Montevideo.
Aux origines de l’expo « Le théâtre de la jungle » de José GAMARRA
C’est aussi en 2004 qu’il rencontre sa femme, une Française établie en Uruguay. Par la suite, le couple décide de s’installer à Paris. Manuel NEVES en profite pour suivre le cursus des « études libres » de l’EHESS. Il obtient ainsi un Master en écrivant son mémoire Pop Art : présence et négation dans l’art brésilien des années soixante. Actuellement, il travaille sur le même thème, cette fois à l’échelle de l’ensemble de l’Amérique latine. Dans le même temps, il poursuit son activité de commissaire d’expositions indépendant.
Quand il arrive en France, Manuel NEVES commence par aller admirer les tableaux de GAMARRA à la galerie d’Albert LOEB. « Pour les gens de ma génération, GAMARRA est un peintre mythique. Pendant plusieurs décennies, ses tableaux demeurent invisibles en Uruguay. Il fait une expo à Montevideo en 1972, puis une autre en 1995/96. Entre-temps… rien ! »
Le théâtre de la jungle : de la Figuration narrative…
Lorsqu’Albert LOEB ferme se galerie en 2014, GAMARRA se retrouve privé de représentant. À la fin des années 2010 cependant, il commence à discuter avec Renos XIPPAS. Là-dessus, survient la pandémie entraînant deux ans d’interruption forcée pour les galeries. En 2023, GAMARRA fait l’objet d’une grande exposition à Montevideo, à la suite de sa donation au Musée national des arts visuels et au Palais législatif de l’Uruguay.
Comme GAMARRA dispose encore d’un fonds de tableaux conséquent, il convient avec XIPPAS de faire une exposition, « Le théâtre de la jungle ». Elle couvre une période allant de la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Lorsqu’il s’installe en France en 1964, GAMARRA commence par avoir un rapport très fort avec la Figuration narrative et le Pop Art, par le biais notamment d’Antonio SEGUI et Lea LUBLIN, deux artistes argentins avec lesquels il partage une maison au milieu des années 1960. À la fin de la décennie, survient Mai 68, moment très politique en France. La peinture de GAMARRA s’en ressent. Ainsi, le premier tableau présenté dans cette exposition, El progreso de una ayuda (1969), est une référence directe à la guerre du Vietnam. Son style se rapproche alors de celui d’une BD. Il est caractéristique de la Figuration narrative.
… à l’hyperréalisme de la forêt de José GAMARRA
À partir des années 1970, GAMARRA s’éloigne de la Figuration narrative. Il commence alors à faire des tableaux « bien à lui », poursuivant une veine d’inspiration naturaliste. Selon Manuel NEVES, « il se crée son propre univers. Aucun autre artiste ne produit d’œuvres ressemblant de près ou de loin à celles de GAMARRA ». Dans le même temps, ce dernier se rapproche d’une certaine tradition de l’histoire de l’art représentée par Pieter BRUEGHEL (1525-1569) ou Antoine WATTEAU (1684-1721). « Si tu observes attentivement les tableaux de WATTEAU, nous dit Manuel NEVES, nous avons le cadre de la nature au sein duquel évoluent de petits personnages. C’est à la fois très réaliste et très artificiel ».
Manuel NEVES poursuit : « Comme WATTEAU avant lui, GAMARRA se sert de la forêt comme d’une toile fond, une scénographie. Sur celle-ci viennent se greffer de petits personnages qui nous racontent des histoires. Par exemple, il met en scène des Indigènes dans nombre de ses toiles. Ce genre de scènes n’est pas sans rappeler le mythe du paradis originel. C’est une représentation idéale, presque naïve de l’être humain plongé dans la forêt, dans la nature ».
L’ironie dans le théâtre de la jungle
Pourtant, notamment à partir du début des années 1980, au milieu de ce cadre naturaliste hyperréaliste, GAMARRA introduit des éléments surréalistes, tel que le personnage de Superman. « Ce type d’incongruités établit une distance entre le spectateur et la scène apparemment idyllique qu’il a sous les yeux ».
Los Mandingas (José GAMARRA, 1992)
Par exemple, Los Mandingas (1992) évoque le projet politique de GAMARRA. « Il y a la forêt, il y a le fleuve. Si tu vas en Amazonie, tu regardes toujours les choses depuis le fleuve, car tu ne peux pas pénétrer dans la forêt. C’est le cas ici : une embarcation est entraînée par les flots de l’Amazonie, avec en arrière-plan un massif forestier si dense que le regard ne peut y pénétrer. Sur cette pirogue se trouvent Superman (à la manœuvre), des conquistadores, le Diable, Dieu et quelques chiens. Nous sommes donc face à un tableau tout à fait surréaliste. Cependant, cela ne l’empêche pas de nous parler de certains conflits culturels et économiques contemporains ».
Cinq siècles après (José GAMARRA, 1986)
Cinq siècles après (1986) n’est pas sans rappeler La Chute d’Icare (1560) de BRUEGHEL. Dans ce dernier tableau, Icare est en réalité tout petit. Le peintre traite l’action principale du tableau comme si elle était tout à fait secondaire. On est à l’opposé de la méthode de la figuration narrative, très directe.
Dans son tableau, GAMARRA utilise le même procédé que BRUEGHEL. Il relègue ses personnages (Superman discutant avec des conquistadores) dans une petite zone un peu plus éclairée de la toile. Comme l’observe Manuel NEVES, « si on n’y prend garde, on ne les voit même pas. Il y a donc l’image de la politique américaine vis-à-vis de l’Amérique latine, mêlée avec une autre image plus historique de la conquête espagnole. Selon GAMARRA, nous sommes toujours, cinq siècles après, dans ce conflit « originel » pour l’Amérique latine ».
Last Notice (José GAMARRA, 1993/94)
Dans Last Notice (1993/94), nous avons en bas sur la gauche de la toile un hélicoptère, motif récurrent dans les tableaux de GAMARRA. L’hélicoptère est une machine du 20e siècle, très moderne, largement employée par les militaires et la police. Le peintre fait ici référence à la guerre du Vietnam (Apocalypse Now). De la même façon, en Colombie, durant leur guerre contre la drogue, les Américains recourent massivement à l’hélicoptère.
En outre, dans Last Notice, des Indigènes communiquent avec cette ‘machine volante’ par des signaux de fumée. Le peintre représente ainsi une sorte d’équilibre malsain entre la forêt virginale d’une part, et certains éléments d’un monde moderne et agressif, d’autre part.
Intégration (José GAMARRA, 1997)
Dans Intégration (1997), nous avons un couple entouré par deux cupidons. « Là encore, nous sommes face à une scène très surréaliste. Nous avons aussi un rapport très fort avec les putti de WATTEAU. Toute la peinture baroque, que l’on appelle aussi rococo, regorge de putti. GAMARRA leur fait ici un clin d’œil facétieux ».
À lire également : José Gamarra : l’œuvre d’un peintre vu à travers ses différentes périodes.
Guet-apens (José GAMARRA, 1980)
Dans Guet-apens (1980), nous avons toujours ce mur impénétrable de la jungle. « Impossible de voir ce qui se cache derrière. Au premier plan, nous voyons un conquistador équipé… d’un masque à gaz ! Il fait le lien entre la guerre moderne et celle des conquistadores ».
Manuel NEVES poursuit : « nous retrouvons également le serpent mythologique à rayures que GAMARRA insère dans plusieurs de ses toiles. Il ouvre de grands yeux ronds tout en observant le conquistador. Il est le représentant d’un univers BD. Et aussi du peintre, qui sait ? »
En parsemant ses toiles d’anachronismes, le peintre José GAMARRA travaille simultanément sur deux lignes narratives liées entre elles. Ces dernières sont distinctes, bien qu’elles se connectent et se rejoignent entre elles. Il s’agit, d’une part, du narratif d’un paradis idyllique. D’autre part, de celui d’une guerre en cours ou à venir.
Première image en début d’article : José GAMARRA, Amigos, 2021. Courtesy de l’artiste et galerie XIPPAS.
Pour accéder au site de José GAMARRA, merci de cliquer ici.
José GAMARRA, « Le théâtre de la jungle » jusqu’au 12 octobre à la galerie XIPPAS, 108 rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris.
Sélection d’ouvrages de Manuel NEVES :
- Diego FOCACCIO: Rapsodia (2019).
- Rómulo AGUERRE: las formas de la luz (2012).
- Image “pop”. Pop art, présence et négation dans l’art brésilien des années soixante (2011).
- Espectros de la realidad: presencia formal de la nueva figuración y el pop art en la pintura uruguaya, 1961-1969 (2010).
- Gestos sobre la realidad. Una aproximación a la obra de Hugo ALÍES (2009).
Manuel NEVES, historien de l’art et commissaire d’expositions indépendant, nous présente sa dernière exposition « Le théâtre de la jungle », à la galerie Xippas de Paris Le Marais. Il décrypte pour nous la période sylvestre de l’œuvre du peintre José GAMARRA, depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. Photo : (c) Pascal MILHAVET. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Meditations – Drift Far Away.
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