Le Musée d’Art Moderne de Paris met à l’honneur Gabriele MÜNTER, peintre allemande mais pas que ! Au cours de sa longue existence (1877-1962), les écoles artistiques se succèdent, dont l’expressionisme. Il en est de même des régimes politiques : Gabriele MÜNTER connaît ainsi le nazisme. Sur le plan personnel, son compagnon le peintre russe Vassily KANDINSKY la fait longtemps passer inaperçue. Aujourd’hui, elle est pourtant élevée au rang de précurseure de l’art moderne.
Par Tania LANIEL.
Louis GEVART, historien de l’art et critique d’art, contribue au numéro spécial que la revue Beaux Arts consacre à Gabriele MÜNTER sous le titre « Peindre sans détours ». Nous l’avons rencontré autour de l’œuvre de cette artiste encore trop souvent méconnue du grand public. Pourtant, elle reste l’une des pionnières de son temps.
Photographe amateure : cadrages innovants pour capter l’instant
C’est lors d’un voyage aux États-Unis que Gabriele MÜNTER montre son talent de photographe. Ou de cadreuse, plus précisément. En effet, ses clichés pris sur le vif, dans le mouvement, saisissent des instants éphémères. Toujours de façon inattendue, qui plus est. « À cette époque, je ne connaissais rien à l’art. Je voulais juste saisir les hommes tels qu’ils étaient », déclare l’artiste.
Ses modèles regardent parfois hors-champ et elle n’hésite pas à elle-même s’inviter dans le cliché en laissant son ombre apparente. Des procédés que l’on retrouve d’ailleurs dans sa peinture. Une scène de barque étonnante la présente de dos, rames à la main, en compagnie d’amies et de KANDINSKY nous faisant face. Un autre tableau, encore, la dévoile de dos, admirant la vue depuis sa maison de Murnau. Observatrice, elle se positionne aussi comme l’actrice centrale de ses toiles.
L’école d’art de La Phalange de KANDINSKY : Gabriele MÜNTER s’initie à la peinture de plein air
Revenue des États-Unis, elle s’inscrit en 1902 aux cours de peinture donnés par KANDINSKY dans son école d’art de La Phalange (Kunstschule der Phalanx). L’Académie des Arts n’acceptait pas de femmes à l’époque. Cependant, le peintre russe, progressiste, lui ouvre les portes de son école à lui. De plus, il est à la recherche de formes d’expression différentes. En outre, il incite ses élèves à peindre en extérieur. MÜNTER conserve durant toute sa carrière ce goût pour la représentation de la nature in situ.
Les deux artistes en viennent à se fréquenter et ils deviennent amants. L’élève est devenue l’égale du professeur. En effet, KANDINSKY tout comme MÜNTER se nourrissent l’un l’autre de leurs recherches respectives. Comme le souligne Louis GEVART : « Si elle a été son élève, elle l’a aussi profondément influencé. Elle était en avance sur plusieurs points. Notamment pour tout ce qui concerne les arts populaires. Il en était de même pour les dessins d’enfants, qu’elle collectionnait ! »
Les voyages forment les artistes !
Ensemble, ils voyagent aux Pays-Bas, en Tunisie, en Italie puis à Paris. KANDINSKY n’est toujours pas divorcé mais MÜNTER tente de s’en accommoder. L’émulation artistique qui ressort de leur voyage, ainsi que les cercles artistiques qu’ils fréquentent, la rendent prolifique. Louis GEVART note que « le couple illustre cette avant-garde qui traverse les frontières, suscite les échanges. Pourtant, on observe un peu partout déjà des replis nationalistes ».
Tout au long de son parcours, elle voyage, s’immerge dans les cultures et langues qu’elle apprend. Elle s’intéresse aussi aux autres peintres de tous horizons. Dans la galaxie des artistes qui l’entourent, on note le célèbre affichiste de Montmartre, Théophile STEINLEN, le couple russe Maria VON WEREFKIN / Alexej VON JAWLENSKY, ou encore le couple suédois Sigrid HJERTEN / Isaac GRÜNEWALD. La diversité de ses approches influence son style pictural. Tout comme la multiplicité des médiums auxquels elle a recours.

Gabriele MÜNTER s’inscrit à La Grande Chaumière (Paris)
À Paris, elle habite un moment avec KANDINSKY mais elle finit par s’installer toute seule au cœur de la capitale. KANDINSKY, lui, préfère le calme de la campagne. Elle s’inscrit à La Grande Chaumière, académie où l’on enseigne l’art de manière non-académique.
Peignant la nature, elle cherche à représenter ce qu’elle ressent. À ce propos, Louis GEVART note que son travail n’est pas sans rappeler VAN GOGH ou GAUGUIN. En effet, la matière des toiles de MÜNTER « semble palpable, presque ». À l’image des œuvres que Vincent VAN GOGH exécute au couteau et qui dégagent « une force absolue ».
Renouvellement entre fauvisme et cloisonnisme
C’est encore pendant son séjour à Paris qu’elle fait la connaissance de MATISSE. Elle est très impressionnée par sa palette fauve. Cette découverte est le début d’une série d’œuvres dans lesquelles ses couleurs deviennent plus expressives. Le fauvisme se caractérise par de grands aplats colorés entourés de cernes noirs. Ainsi la peinture, et plus précisément la couleur, est à l’origine du tableau là où le dessin, le trait vient le parachever.
Par ailleurs, Alexej VON JAWLENSKY l’initie à la technique du cloisonnisme. Bien qu’elle y ait recours dans ses gravures, elle ne met cette méthode en pratique qu’à partir de 1908 dans sa peinture. Cet usage de la couleur et des cernes noirs la suit jusqu’à la fin de sa carrière. Elle ne se contente pas de représenter les paysages. Elle peint aussi de nombreuses natures mortes ou portraits marqués par une palette riche et des contours nets.

Gabriele MÜNTER : formes épurées et vivacité des couleurs
KANDINSKY lui suggère de s’essayer à la gravure sur bois. Elle expose à Paris et très vite « son impressionnante maîtrise technique, notamment dans la simplification des formes et le rendu de la lumière, ne passe pas inaperçue auprès de la presse de l’époque »[1].
Louis GEVART précise qu’elle travaillait sur un matériau plus léger que le bois. « Elle faisait de la linogravure, une technique proche de la gravure sur bois, utilisant du linoléum, matière synthétique. C’est une technique plus moderne, plus souple mais qui demande tout autant de rigueur ». Lors de son exposition de 1906, elle présente d’ailleurs des linogravures dont l’originalité des fonds colorés précède les fameux portraits de WARHOL.

Le graphisme sous toutes ses formes : broderie et répétition
Son goût pour la précision du tracé et l’usage de la couleur est mis en avant dans une autre pratique à laquelle elle s’adonne : la broderie. « On retrouve dans cette activité comme dans sa peinture la même économie du trait, la même efficacité graphique, dès le début des années 1900. Et elle réalise ainsi des œuvres textiles, des broderies, à partir de ses propres dessins ou de motifs de KANDINSKY. C’est intéressant car la couture était traditionnellement considérée comme un art féminin mineur. Gabriele MÜNTER s’en empare pour en faire une forme d’expression à part entière », note Louis GEVART.
Son incursion dans les arts décoratifs montre bien que Gabriele MÜNTER refuse la hiérarchie entre les disciplines. De plus, elle réutilise des motifs, voire parfois de tableaux entiers qu’elle inclut dans des œuvres inédites. Son but ? tendre vers la pureté des formes et l’expressivité de la couleur la plus absolue.

Atteindre la vérité par l’art populaire et les dessins d’enfants
En 1909, Gabriele MÜNTER acquiert une maison à Murnau, où le couple s’installe. KANDINSKY jardine et profite du calme de la campagne, tandis que MÜNTER réalise des croquis au cours de ses promenades quotidiennes. Les deux artistes décorent la maison à leur goût en agrémentant leurs meubles de motifs colorés. Tandis qu’aux murs, ils suspendent tableaux et objets d’art populaire chinés dans la région.
Louis GEVART note d’ailleurs que MÜNTER, de manière contre-intuitive « est une peintre de la réalité : une réalité populaire, vernaculaire. Ce n’est pas un réalisme académique, mais un regard attentif sur la vie quotidienne et le monde tel qu’il est ».
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Retour à l’art russe et apprentissage de la peinture sur verre inversé
Influencés par l’art populaire, auquel KANDINSKY était déjà attentif en raison de ses origines russes (icônes, lubkis, images très colorées…), les deux artistes se lancent dans la peinture sur verre inversé, une technique en provenance de Russie. KANDINSKY installe d’ailleurs dans leur maison un petit atelier qu’il surnomme « Glasco », pour permettre à leurs amis de s’y initier. MÜNTER se forme auprès d’un artisan de Murnau. Elle est d’ailleurs la première à maîtriser la technique.
La peinture sur verre inversé consiste à peindre sur le dos du verre, ce qui oblige l’artiste à procéder à l’inverse d’un tableau. Les détails doivent être peints avant les fonds. Ainsi la précision du tracé de MÜNTER, ses formes épurées et sa maîtrise des grands aplats colorés est sublimée quand elle a recours à cette technique populaire russe. Si MÜNTER s’inspire de KANDINSKY, elle lui ouvre aussi la voie vers l’usage de nouveaux médiums. Celle que l’on a souvent laissé dans l’ombre de « l’inventeur de l’abstraction » élargit en réalité les horizons de ce dernier.
À suivre…
Plus d’informations en cliquant ici.
« Gabriele Münter : Peindre sans détours » : jusqu’au 24 août 2025 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris / 11 Avenue du Président Wilson / 75116 Paris. Du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h30.
Laissez-vous guider, à travers l’œuvre de Gabriele MÜNTER, cette artiste allemande précurseure de l’art moderne, par Louis GEVART, historien et critique d’art à l’AICA. Un regard posé sur une artiste laissée dans l’ombre de l’homme qui partagea sa vie pendant 14 ans, Vassily KANDINSKY. Photo : © Louis GEVART. Vidéo : (c) LaTDI.
[1] Delphine PERESAN-ROUDIL.
Image de début d’article : autoportrait de Gabriele MÜNTER (1901) + portrait de Gabriele MÜNTER par Vassily KANDINSKY (1905). (c) Lenbachhaus, Munich.
