En compagnie de Louis GEVART, nous continuons notre exploration de l’œuvre de Gabriele MÜNTER, peintre allemande pluridisciplinaire expressionniste et moderniste, notamment au sein du groupe « Blaue Reiter » (Cavalier Bleu).
Par Tania LANIEL.
Pendant longtemps, Gabriele MÜNTER a été oubliée, effacée au profit de son compagnon de quatorze années Vassily KANDINSKY. Et elle n’est pas la seule ! D’autres femmes participent aussi au mouvement du « Blaue Reiter ». Certaines vont jusqu’à laisser leur empreinte dans l’histoire de l’art moderne. Cependant, à l’époque, l’accès aux cours académiques des Beaux-Arts est encore réservé aux hommes. Par conséquent, rares sont celles qui parviennent à se faire une place au soleil. Et la plupart rejoignent les oubliettes de l’histoire.
Expressionnisme : aller au-delà du mimétisme
Au début du 20e siècle, l’industrialisation brutale et accélérée de l’Allemagne voit se développer une nouvelle forme de représentation artistique. L’expressionnisme permet aux artistes de dévoiler leur vision subjective du monde — souvent exagérée, voire excessive, jusqu’à la déformation. MÜNTER défend avec ferveur ce courant artistique : « Tout le monde voit les choses de manière formelle, extérieure, mais très peu de gens saisissent la nature intérieure et vivante de l’art. Très peu donnent en réalité la priorité à l’expression plutôt qu’à la forme ».
« Ce qui est expressif dans la réalité, je l’extrais, je le représente simplement, sans détours », continue MÜNTER. C’est lors de l’été 1908 que son style s’affirme et s’inscrit clairement dans le mouvement expressionniste. « La couleur pure est énergiquement étalée en aplats, le dessin est appuyé par d’épais cernes noirs, les formes sont simplifiées et anguleuses, la perspective déconstruite ».1
Âme, synesthésie et abstraction : fondation du « Blaue Reiter » (Cavalier Bleu)
En réaction aux railleries qui les visent lors de l’exposition de la NKvM (Neue Künstlervereinigung München ou Nouvelle Association d’artistes munichois), KANDINSKY, MÜNTER, et Franz MARC décident de fonder le Blaue Reiter (Cavalier Bleu). Par la suite, WEREFKIN et JAWLENSKY les rejoignent. Tous ces artistes ont à cœur d’exprimer l’âme de leurs sujets plutôt que leur apparence extérieure. KANDINSKY, travaillant sur la synesthésie, propose lors de la première exposition du Blaue Reiter (décembre 1911) des expériences musicales et chorégraphiques.
Si KANDINSKY s’épanouit dans l’abstraction, MÜNTER en revient rapidement. Louis GEVART souligne que « même si elle n’a pas poursuivi dans l’abstraction, elle n’en demeure pas moins engagée dans la couleur. Ce n’est pas parce qu’il y a un sujet, une représentation, que son travail en est moins moderne pour autant. Il y a une profondeur dans sa manière d’habiter le réel ».

La guerre, puis l’exil en Scandinavie
En 1915, KANDINSKY rentre en Russie et MÜNTER part en Scandinavie. Ils ont prévu de se retrouver dans ce pays pour peindre et exposer dans un pays neutre. Il la rejoint brièvement un an plus tard avant de repartir à nouveau dans son pays. S’en suit la révolution russe. Comme KANDINSKY ne donne plus signe de vie, MÜNTER le croit mort. Or, elle apprend quelques années plus tard qu’il s’est remarié. La promesse qu’il lui avait faite de l’épouser demeure donc lettre morte.
À Stockholm, elle rencontre de nombreux artistes de l’avant-garde suédoise. Nombre d’entre eux ont été formés par MATISSE. « Les artistes scandinaves sont très sensibles à leur environnement, même si ce dernier est parfois très hostile, l’hiver surtout ! Mais le ciel boréal offre des atmosphères et des couleurs uniques ! Chez ces artistes, on perçoit un goût pour la vie, une philosophie du corps sain, du plein air, presque vitaliste ! On voit ainsi, chez MÜNTER, une évolution se dessiner. Elle privilégie désormais les sujets liés à la nature, à l’observation des éléments, ou à l’intime », rapporte Louis GEVART.
Intérieurs chaleureux et portraits par Gabriele MÜNTER
Tout au long de son parcours, Gabriele MÜNTER peint 250 portraits, dont beaucoup de femmes. Son style expressionniste se caractérise par des formes simplifiées et des cernes noirs. Ce style lui permet de saisir l’intériorité de ses modèles.
Après son voyage en Suède, ses portraits deviennent plus complexes car ils intègrent des scènes d’intérieur. Ce sont ses fameux « portrait de genre ». Ainsi, La Penseuse (1917), offre « une structuration nouvelle faite de surfaces colorées, plus disciplinées, marquant une certaine maturité. Le primitivisme expressionniste s’efface au profit d’une peinture plus construite », fait remarquer Louis GEVART.
Quand on observe les compositions de MÜNTER, on ne peut manquer de penser au « hygge » danois. Ce terme est utilisé dès le 19e siècle au Danemark pour désigner la recherche du bonheur dans les choses simples et quotidiennes. Puisque l’hiver scandinave confine les individus dans leur intérieur, la peinture se fait plus intime. « Il y a une vraie profondeur dans ses scènes du quotidien : sérénité, lenteur du temps, chaleur intérieure », témoigne Louis GEVART.

Retour aux sources pour Gabriele MÜNTER : le dessin
En 1921, elle traverse une période difficile. KANDINSKY se manifeste après plusieurs années de silence pour récupérer des toiles laissées chez elle à Murnau. De son côté, Gabriele MÜNTER produit de nombreux croquis de femmes travaillant. Louis GEVART précise : « Le dessin lui offre une forme de simplicité, de dépouillement. Il y a là une facilité d’exécution aussi, qui peut être apaisante. Dans ses œuvres, la ligne est très claire, économe, sans modelé ».
Les années 1920-30 voient aussi se développer en Allemagne la Nouvelle Objectivité. Contrairement à l’expressionnisme, les artistes s’intéressent à la réalité quotidienne, comme un constat de l’après-guerre. Ainsi, le style de MÜNTER se fait plus austère, plus détaillé et plus sévère. Louis GEVART constate qu’ « elle ne rejoint pas les surréalistes ni les dadaïstes, mais elle ne revient pas non plus à un naturalisme froid. Ses figures deviennent plus géométriques, presque cubiques par moments, comme dans Les Auditrices, où les corps sont réduits à des formes cylindriques ».

Gabriele MÜNTER confrontée au nazisme
Bien qu’une de ses expositions soit démontée en 1937, car jugée trop moderne, MÜNTER n’est jamais inscrite sur la liste des « artistes dégénérés ». Soutenue et guidée par un compagnon conservateur, l’historien de l’art Johannes EICHNER, elle continue de peindre et d’exposer dans l’Allemagne nazie sans pour autant verser dans la propagande. Cependant, deux de ses toiles suscitent des questionnements.
« Ces tableaux représentent des excavatrices, des engins mécaniques, réalisés dans le cadre de la construction de la « route olympique » à Garmisch-Partenkirchen (Der Blaue Bagger, 1935). Ces œuvres ont été exposées en 1935 à Munich, avec le soutien d’EICHNER. On pourrait y voir une forme de complicité avec le régime. Mais, d’après ce que l’on sait, MÜNTER trouvait simplement ces machines belles, fascinantes. Elle aimait s’arrêter sur le chantier et discuter avec les ouvriers. Ce n’était pas de la propagande à proprement parler. Mais le contexte en a fait des œuvres ambiguës », explique Louis GEVART.
Protéger les œuvres avant tout
En 1926, MÜNTER remporte le procès qui l’oppose à KANDINSKY. Ce dernier finit par lui céder la propriété des toiles restées à Murnau. On se souvient que les nazis avaient pour habitude de confisquer tout objet d’art ou tableau mis à l’index par le régime. Malgré cette adversité, MÜNTER est parvenue à garder intacte son impressionnante collection du Blaue Reiter qu’elle cachait dans son sous-sol.
Lors de la libération, les Américains, à la recherche d’œuvres pillées par les nazis, perquisitionnent à leur tour. MÜNTER réussit une fois de plus à passer entre les mailles du filet. Il faut attendre qu’elle fête ses 80 ans pour la voir confier sa précieuse collection au Lenbachhaus de Munich. Louis GEVART ne peut s’empêcher de remarquer à quel point Gabriele MÜNTER s’est montrée lucide : « Même si KANDINSKY l’a profondément blessée en lui cachant sa nouvelle relation pendant des années, elle continue néanmoins de le célébrer en tant qu’artiste. Et c’est grâce à elle qu’un pan entier de l’histoire de l’art a survécu aux soubresauts de l’Histoire ».
À lire également : Gabriele MÜNTER en artiste pluridisciplinaire précurseure de l’art moderne (Louis GEVART).

Travail et sérénité après la guerre
Les années passent et MÜNTER continue de travailler sans relâche. La paix de Murnau l’inspire toujours autant. Si bien qu’elle n’hésite pas à ressortir ses anciennes toiles pour les revisiter. « Elle porte un regard rétrospectif sur ses œuvres, pour les inclure dans de nouvelles composition »2. C’est le cas notamment d’une nature morte qu’elle inclut dans un nouveau « portrait » de sa maison de Murnau. « Son œuvre se caractérise par une apparente simplicité et une grande économie de moyens, mais elle adopte souvent un cadrage, un point de vue qui perturbent notre perception »3.
Toute sa vie, en fonction des aléas de l’amour et des guerres, MÜNTER poussée par sa curiosité, n’a cessé de se réinventer. Elle pose un regard singulier sur le monde qui l’entoure. Un regard teinté de vivacité, d’expressivité et de sérénité. Une recherche de pureté, de simplicité pour exprimer ce qu’être au monde veut dire pour elle.

Plus d’informations en cliquant ici.
« Gabriele Münter : Peindre sans détours » : jusqu’au 24 août 2025 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris / 11 Avenue du Président Wilson / 75116 Paris. Du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h30.
Laissez-vous guider, à travers l’œuvre de Gabriele MÜNTER, cette artiste allemande précurseure de l’art moderne, par Louis GEVART, historien et critique d’art à l’AICA. Un regard posé sur une artiste laissée dans l’ombre de l’homme qui partagea sa vie pendant 14 ans, Vassily KANDINSKY. Photo : © Louis GEVART. Vidéo : (c) LaTDI.
1 Florelle GUILLAUME, coordinatrice éditoriale de Beaux-Arts Magazine.
2 Selon Hélène LEROY, conservatrice en chef du Musée d’Art Moderne de Paris.
3 Isabelle JANSEN, directrice de la Fondation Gabriele MÜNTER et Johannes EICHNER.
Image en début d’article : Die Sinnende (La Penseuse), Gabriele MÜNTER, 1917. (c) Lenbachhaus, Munich.