Depuis plus de vingt ans, le Collectif Les Morts de la Rue s’efforce de donner un nom et un visage à celles et ceux qui ne sont plus. Chaque année, des centaines de personnes meurent dans des conditions d’extrême précarité. Ceci, dans l’indifférence générale. En 2024, ce ne sont pas moins de 855 vies qui se sont ainsi éteintes, faute d’un chez-soi. Bérangère GRISONI, présidente de ce Collectif, revient sur son combat, essentiel pour la dignité humaine.
Écrit en collaboration avec Hélène HUDRY
Ils ont vécu sans toit, sans abri, sans stabilité. Ils sont morts dans nos villes, parfois à quelques mètres de nos pas pressés. Pourtant, le collectif Les Morts de la Rue refuse de passer ces décès sous silence. Il s’entête à nommer ces personnes, documenter leur vie et honorer leur mémoire. Derrière ce travail de mémoire collective, on retrouve Bérangère GRISONI. Présidente du Collectif et infatigable militante, cette dernière rappelle dans nos colonnes le caractère primordial de son combat.
Premier mort de la rue , premier choc
Pour Bérangère GRISONI, c’est en Seine-et-Marne, entre 2004 et 2006, que tout commence. Elle intègre alors une équipe du 115. Cette dernière assure la gestion du numéro d’urgence créé en 1997 pour les personnes sans abri. Très vite, elle découvre l’envers du décor. « Cela a représenté une véritable claque ! Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait, déjà à l’époque, autant de personnes sans solution de logement. Ou en situation de rupture à la suite d’accidents de la vie. Ces personnes étaient généralement des hommes d’une cinquantaine d’années, avec derrière eux 10, 15, voire même 20 ans de rue ».
Le premier décès qu’elle connaît représente un coup rude. Dans l’équipe, le sujet est tabou. « Il était mort, donc il ne fallait pas en parler. C’était un sujet très lourd, très douloureux pour l’équipe, que nous ne pouvions évoquer entre nous. Mais de mon côté, je ne pouvais pas rester les bras croisés ». Cette forme de déni la pousse à chercher ailleurs des réponses à ses questions. Une recherche sur Internet, alors balbutiant, l’amène à découvrir les publications du collectif Les Morts de la Rue. Et c’est une révélation !
Ravages du « sans-chez-soirisme »
Elle adopte alors une terminologie spécifique, héritée d’associations belges : le « sans-chez-soirisme », qu’elle privilégie par rapport au « sans-abrisme ». Il englobe toutes les formes de précarité résidentielle : la rue, les squats, les hébergements d’urgence, ou même le fait de dormir chez un tiers. Toutes ces situations sont parfaitement indignes. « Un pays comme la France devrait pourtant être en mesure de garantir ces droits fondamentaux. Il est donc essentiel d’inclure non seulement les personnes à la rue, mais aussi toutes celles qui sont hébergées, n’ayant pas de solution de logement bien à elles ».
Le collectif ne se contente pas de compter les morts. Il veut leur rendre toute la place qu’ils méritent. Il veut aussi dénoncer une réalité trop longtemps niée : la mort, lente et silencieuse, des plus pauvres. « Les conditions extérieures aggravent la situation, mais la cause première, c’est l’absence de chez-soi. Cela use le corps, fatigue et rend vulnérable ».
Les Morts de la Rue : redonner une place à celles et ceux qui n’en ont plus
Le nom même du collectif reflète cette position. Il ne s’agit pas de parler des « morts dans la rue », mais bien des « morts DE la rue ». Le glissement sémantique est fondamental : il oriente le débat en insistant sur les conditions de vie, et non pas sur un lieu seulement. Ces personnes peuvent mourir à l’hôpital, dans un foyer, chez un ami. Ce qui les relie, c’est l’instabilité de leur parcours et la violence sociale dont elles sont victimes.
Leur mort est donc à la fois une tragédie individuelle et le symptôme d’un échec collectif. Ce que le collectif rend visible. Chaque année, il publie un faire-part national. Une forme de rituel, mais aussi un plaidoyer. « Si nous avons le nom, le prénom ou l’âge des personnes, nous mentionnons ces informations, tant que nous n’avons pas retrouvé leur(s) proche(s). C’est une manière de rendre hommage à ces personnes décédées ».
Dénombrer et Décrire : la base de données unique du collectif Les Morts de la Rue
L’action du Collectif est centrée autour de la publication depuis 2012 de son rapport annuel Dénombrer et Décrire. Ce dernier constitue la seule base de données nationale recensant les décès liés au sans-chez-soirisme. Contrairement aux chiffres de l’INSEE, qui prennent en compte la dernière nuit avant le décès seulement, le collectif analyse les trois derniers mois de vie. « Cela permet de mieux comprendre les parcours et de refléter au plus près la réalité vécue par ces personnes ».
Et les chiffres sont alarmants. En 2024, au moins 855 personnes sont ainsi décédées. Soit 200 de plus que l’année précédente. Et ces décès non-exhaustifs ont lieu tous les jours, pas seulement durant des périodes de grand froid. La moyenne d’âge des décès ? Moins de 50 ans. Chez les femmes, elle est encore plus basse : 46 ans en moyenne. Et ce n’est pas tout : les profils évoluent. « Les femmes sont de plus en plus nombreuses : on est passé de 6 % à plus de 12 %. On a aussi recensé de plus en plus d’enfants et d’adolescents : 19 enfants de moins de 4 ans (dont 7 hébergés), et 7 adolescents entre 15 et 18 ans ».

Un travail réalisé en lien avec la Ville de Paris
À Paris, le Collectif travaille en lien avec la Ville pour accompagner les morts isolés. Il ne s’agit pas d’organiser leurs funérailles, mais d’assurer une présence humaine au sein des chambres mortuaires et lors des obsèques. Chaque année, environ 350 personnes sont concernées, inhumées au cimetière parisien de Thiais. « Environ un tiers sont en situation de rue. Les deux autres tiers sont représentés par des personnes seules, décédées chez elles, à l’hôpital ou en EHPAD. »
Le collectif intervient également dans les pensions de famille ou maisons relais. Objectif : parler de la mort avant qu’elle n’arrive et informer les résidents sur leurs droits et leurs volontés.
Cette approche repose sur une boîte à outils juridique et administrative, partagée avec les bénévoles et les professionnels. Le but consiste à diffuser l’information le plus largement possible. Bérangère GRISONI rappelle ainsi que, « selon la loi, la commune du lieu du décès a l’obligation d’organiser les obsèques et de prendre en charge les coûts afférents ».
Les Morts de la Rue : refuser la fatalité
En 2023, le Collectif a célébré — bien à contrecœur — ses vingt ans d’existence. Une longévité qui en dit long sur l’état de notre société. « On aurait préféré disparaître. Mais ce n’est pas possible ». Pour Bérangère GRISONI, il y a urgence, comme en témoigne le nombre croissant de morts prématurées de personnes sans chez-soi.
Elle veut d’abord renforcer le recensement. Trop de décès passent encore sous les radars. Ensuite, le Collectif veut aller plus loin dans la formation des bénévoles et des professionnels tout comme dans la diffusion de l’information auprès des résidents.
À lire également : Happy End : évoquer la mort autrement, c’est vital ! (Sarah Dumont).
Objectif : mettre fin au « sans-chez-soirisme »
Mais surtout, le Collectif Les Morts de la Rue milite pour un changement structurel. « Il faut que la France se décide à mettre fin au sans-abrisme, qu’elle change son approche. Nous sommes face à une crise historique du logement. On parle sans arrêt de coupes budgétaires, alors que l’argent fait cruellement défaut. Cette réalité douloureuse se traduit par un nombre croissant de personnes (parmi elles, des enfants et des familles) pour lesquelles l’accès à l’hébergement devient toujours plus difficile. Il faut changer complètement de stratégie, en considérant ce type de dépenses comme un investissement désormais ».
Et elle conclut : « Permettre à ces personnes de vivre dignement, tout en garantissant leurs droits fondamentaux — c’est notre devoir moral et sociétal. Il faut sortir des logiques budgétaires et de marché et faire du logement une priorité nationale ».
Plus d’informations sur le Collectif Les Morts de la Rue en cliquant ici, sur Instagram, sur Facebook et sur LinkedIn.
Bérangère GRISONI explique l’importance du Collectif qu’elle préside, Les Morts de La Rue, qui donne un visage à ces morts oubliées et milite pour endiguer la catastrophe. Photo : (c) Bérangère GRISONI. Vidéo : (c) LaTDI. Musique : (c) ES_Lost in Time – Aiyo.