Ne vous fiez pas au visage angélique d’Alfonso Del Moral. Derrière sa chevelure blonde, ses grands yeux bleus au regard doux et ses traits réguliers, se cache un artiste émergent de la scène picturale espagnole, au parti pris audacieux. Certes, il a recours à une technique et à un style figuratifs académiques, dans la lignée de son maître Pedro Cano, avec de fréquentes références à la peinture européenne du 19e siècle. Cependant, il n’hésite pas à mettre son style classique au service d’une réflexion radicale sur l’identité, notamment sexuelle, remettant en cause les rôles que la société assigne à chacun. Interview…
Aujourd’hui âgé de 30 ans, Alfonso Del Moral est originaire de Murcie. Il réside à présent à Valence depuis qu’il a commencé à étudier aux Beaux-Arts, il y a six ans. Aujourd’hui devenu professeur associé à l’Université polytechnique de Valence (Faculté des beaux-arts), il enseigne la peinture aux étudiants de 1ère, 2ème et 4ème année depuis la rentrée universitaire 2022.
Un parcours sinueux, entre droit et beaux-arts
Depuis qu’il est tout petit, Alfonso Del Moral a toujours voulu devenir artiste. « Je dessinais avec mes parents, ou alors tout seul. Mes parents m’ont élevé dans l’amour de l’art. Par exemple, ils m’ont inscrit dans une école de peinture que j’ai fréquentée pendant quinze ans. J’y ai appris les principales techniques de représentation ». Ensuite, il fait la connaissance de Pedro Cano, artiste lui-aussi murcien, aquarelliste spécialisé dans les natures mortes. « Pedro est mon maître. À 80 ans, il vient d’ailleurs de remporter la médaille d’or des beaux-arts attribuée par le ministère espagnol de la culture ».
Auprès de son maître, Alfonso apprend à peindre de façon tout à fait unique. Et il rencontre un succès grandissant dans le monde artistique murcien. En parallèle, sous l’impulsion de ses parents tous les deux juristes, il étudie le droit jusqu’à obtenir son master. C’est à ce moment-là qu’il décide d’arrêter pour devenir artiste à temps plein. « Je ne me suis jamais projeté en tant qu’avocat. Je voulais passer un doctorat pour, à la rigueur, devenir professeur de droit tout en continuant à peindre pendant mes heures de loisir. Finalement, la vie m’a fait devenir professeur de beaux-arts à la place ».
Ironiquement, son mémoire de master en droit portait sur la morale publique en tant que limite à la liberté artistique. Il voulait déjà tester les limites posées par la morale publique au travail des artistes, notamment en ce qui concerne la représentation de scènes érotiques. Aux Beaux-Arts, il inverse son point de vue, en essayant de trouver cette limite par le biais de la peinture.
Alfonso Del Moral à la Faculté des Beaux-Arts de Valence (Espagne) : un prof pas comme les autres
Anticonformiste, Alfonso Del Moral ? Absolument ! Cependant, « tous mes professeurs d’arts plastiques se rendaient compte que j’avais la technique nécessaire pour devenir moi-même un bon professeur. La Faculté des beaux-arts est la faculté la plus bohème de toutes. Chaque professeur a ses propres centres d’intérêt. Il est donc normal que je puisse exposer mes travaux, aussi choquants qu’ils puissent paraître à certains ».
Aux Beaux-Arts de Valence, il est l’un des professeurs les plus jeunes, ce qui facilite son contact avec son public. « Il y a peu de temps encore, j’étais moi-même un simple étudiant. Je suis passé du statut d’étudiant à celui de professeur pendant l’été dernier ». Pour Alfonso, seul compte le respect dans la méthode d’enseignement. Son but consiste à inciter chacun à donner le meilleur de lui-même. Qu’importe alors ce qu’il peut peindre en-dehors de ses cours !
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Un prof à la technique académique… qui revendique sa liberté d’artiste
Vis-à-vis de ses étudiants, Alfonso Del Moral suit le programme imposé pour chaque niveau. Par exemple, les premières années apprennent à représenter des natures mortes. En deuxième année, les étudiants abordent la représentation du nu avec un nouveau modèle (masculin ou féminin) tous les mois. Il s’agit pour eux d’apprendre à représenter le corps humain, en excluant toute intention explicite. Le réalisme est de mise, en tout cas durant la première partie de l’année. Par la suite, les étudiants sont encouragés à développer leur propre expression artistique, en s’éloignant de tout académisme, s’ils le souhaitent.
La technique figurative d’Alfonso le rend particulièrement apte à enseigner aux Beaux-Arts. « Au-delà de mes sujets que certains trouveront provocateurs, mon style demeure très traditionnel ». Les autres professeurs se rattachent généralement aux courants picturaux du 20e siècle, marqués par l’abstraction. « Cependant, poursuit Alfonso, un nombre croissant d’étudiants se tournent vers la figuration. Mon style personnel correspond à ce retour aux sources. Même s’il est vrai que les thèmes qui m’intéressent sont, par opposition, antiacadémiques. Cependant, personne n’en prend ombrage à la Faculté des beaux-arts. Je me sens donc libre d’enseigner comme je l’entends, tout comme je me sens libre de peindre ce que je veux comme je le veux ».
Dans la lignée d’une certaine tradition picturale espagnole
Selon Alfonso, « nous sommes tous paradoxaux. C’est la raison pour laquelle j’aime mélanger mon style académique avec une inspiration plus contemporaine. Cela me permet d’exprimer certaines choses que je sens en moi, que je serais incapable d’exprimer autrement ».
Notre peintre poursuit : « nous sommes influencés par notre histoire personnelle, bien entendu. Mais nous sommes aussi définis par l’histoire de notre pays. C’est la raison pour laquelle je situe mon travail dans la continuité d’une certaine tradition picturale espagnole, que j’aime beaucoup ». Alfonso pense qu’il lui revient la responsabilité de contribuer au rayonnement d’une tradition pluriséculaire. Depuis les portraits royaux de Velázquez, jusqu’aux œuvres de Joaquin Soralla (peintre valencien) ou encore Mariano Fortuny (artiste catalan). Dans son travail, Alfonso se réfère fréquemment à la peinture de la fin du 19e siècle. En dehors de l’Espagne, Lucian Freud le touche beaucoup. Cela, pour la partie picturale de son inspiration.
Concernant la part conceptuelle de sa peinture, ses influences sont plus variées, en fonction du projet sur lequel il travaille. Il peut s’inspirer de travaux de philosophie, de sociologie. Il fréquente assidument les expositions, également. « Pour moi, l’artiste doit absolument s’imprégner de tout ce qui se passe dans le monde, pour en infuser son art ».
Alfonso Del Moral transforme sa propre vie en projet artistique…
Pour Alfonso, l’artiste doit également ne pas hésiter à expérimenter certaines démarches, de façon personnelle et sincère. Quitte à transformer sa vie même en projet artistique, voire politique. « Par exemple, j’aime beaucoup aller danser, le tango particulièrement, que je pratique depuis dix ans. Je danse avec des femmes aussi bien qu’avec des hommes. Il y a cinq ans, j’ai découvert une scène tango alternative queer. Cela a changé ma façon de danser, ainsi que ma façon d’envisager les rôles que chacun s’attribue en fonction de son genre ».
Avec le queer tango, Alfonso prend conscience de la façon dont nous envisageons notre rôle et notre place dans la société, en fonction de certains critères assignés. Avec l’art, nous pouvons échanger ces rôles. « Ainsi, je danse habituellement en talons aiguilles et en jupe. Je ‘mène’, ou alors je me contente de ‘suivre’. La scène queer tango est un lieu dans lequel je peux me déconstruire, en expérimentant différentes corporalités et façons d’être. Quand j’endosse un rôle ou bien l’autre, je change complètement ma façon de bouger ».
… et politique aussi
Alfonso ne se contente alors pas d’être un homme ou une femme, simplement. Il continue d’être lui-même, avec une relation différente à son corps en fonction de la perception qu’il en a au moment même où il danse. Selon lui, « c’est un des intérêts du queer tango ». Plus généralement, il est persuadé que toute expression artistique est politique. « L’art peut se transformer en outil extraordinaire pour combattre les conceptions avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord », déclare-t-il.
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Alfonso Del Moral, Yo somos (je sommes), 2021-22, huiles sur toile. Grand portrait : 195×195 cm. Petits portraits : 24×19 cm.
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