Ingeborg BACHMANN film interprète Vicky KRIEPS

Ingeborg BACHMANN traverse le désert de l’amour, passant de l’évanescence à l’incandescence

Poétesse, dramaturge, librettiste, essayiste, romancière et traductrice, Ingeborg BACHMANN naît en Autriche, près de la Slovénie, en 1926. Polyglotte, elle parle aussi bien l’allemand que le français ou l’italien. En 1958, au cours d’un voyage, elle rencontre l’écrivain suisse Max FRISCH. Leur séparation, quatre ans plus tard, la dévaste. Mais un séjour dans le désert égyptien en compagnie d’un jeune étudiant lui redonne goût à la vie. La cinéaste Margarethe von TROTTA retrace avec grâce cette période tout en contraste de la vie de l’écrivaine interprétée par Vicky KRIEPS.   

Par Tania LANIEL 

« Le film commence par une scène de pénombre nocturne et se termine par une scène d’une luminosité éblouissante. La lumière change au rythme des lieux. Et chaque nouvel endroit représente une étape différente de la vie intérieure d’Ingeborg BACHMANN », explique la réalisatrice Margarethe von TROTTA. Ainsi, le noir – absence de lumière – fait place au jaune – éclat du soleil –, si cher à Ingeborg.  

Max FRISCH est caractérisé par une palette sombre – vêtements, téléphone, habitation –, dont les nuances déteignent sur Ingeborg BACHMANN, à la fois dans ses cauchemars et dans leur vie conjugale. A contrario, cette dernière arbore des couleurs vives : le jaune de la création, le vert de la vie et le rose framboise de l’amour. Le choix de cette dernière couleur constitue un clin d’œil à l’œuvre l’écrivaine. En effet, son unique roman, Malina, signifie « framboise » en slovène, et relate la terreur d’une héroïne, aveuglément amoureuse, en proie à un monde ordonné par les hommes. Le fait pour Ingeborg de porter cette couleur le jour où elle rencontre Max laisse donc entrevoir l’avenir du couple…  

Une symbolique recherchée 

La symbolique des couleurs se retrouve aussi dans les tableaux montrés dans le film. Tandis que Max FRISCH, architecte de formation, écrit studieusement, on note un tableau abstrait suspendu aux murs de son bureau. Cette œuvre bleu marine, éclairée par la lumière jaune d’un phare, mêle subtilement les couleurs des protagonistes. Elle éclaire le spectateur qui comprend alors la fonction d’Ingeborg dans le couple qu’elle forme avec Max. Une lumière dont ce dernier nourrit son inspiration. Dans l’appartement romain d’Ingeborg, une peinture aux nuances similaires est accrochée dans l’entrée. Représentant une femme en pleine lecture, cette œuvre démontre que, dans la ville qu’elle aime, Ingeborg est à même de pleinement s’incarner.  

La première discussion entre Ingeborg et Max est filmée devant un tableau représentant un rivage. La partie cadrée derrière Ingeborg représente plusieurs personnes qui, depuis le rivage, observent des embarcations stables sur une mer étale. L’autre partie du tableau, cadrée derrière Max, figure un couple au bord d’une falaise. Les eaux houleuses d’une mer déchaînée secouent les bateaux qui sont là. Max est donc présenté comme l’instigateur du naufrage d’Ingeborg. Cette peinture introduit subtilement l’un de ses poèmes, intitulé Le jeu est fini. Elle y évoque l’enfance et la fidélité : « Mon cher frère, quand construirons-nous un radeau et ferons-nous la descente des cieux ? Mon cher frère, la cargaison sera trop pesante et bientôt nous sombrerons tous deux ». 

Son amour pour Max FRISCH aveugle Ingeborg BACHMANN 

Les abysses ouvrent d’ailleurs le film sur l’écho cauchemardesque d’un homme riant au nez de la protagoniste. « Un bouledogue capable de tuer », un tyran sonore dont la création résonne à coups de téléphone. Tandis que crépitent les rafales de sa machine à écrire « kalachnikov ». Malgré leurs divergences, Ingeborg BACHMANN se laisse porter par son romantisme. Cet aveuglement l’empêche de déceler les intentions de Max. Lorsqu’il déclare avoir besoin d’elle pour travailler, elle est flattée. Car elle n’a pas encore compris qu’il voyait en elle un objet d’étude pour inspirer ses écrits.  

Lors de leur première rencontre il explique que, dans ses romans, les femmes se détruisent elles-mêmes. Elles ont besoin d’un homme pour les sauver. Mais le dicton évocateur qu’il choisit de citer préfigure leur relation à venir. « Ce ne sont pas toujours les meurtriers mais parfois les victimes qui sont les coupables ». Implicitement, Ingeborg accepte donc de jouer le rôle de la princesse, laissant à Max celui du preux chevalier. 

Ingeborg Bachmann et Max Frisch à Paris
Vicky KRIEPS (Ingeborg BACHMANN) et Ronald ZEHRFELD (Max FRISCH) lors de leur rencontre à Paris. (c) Ingeborg Bachmann de Margarethe von TROTTA.

Relation Ingeborg BACHMANN / Max FRISCH : un fascisme intime

Pour Ingeborg, « le fascisme est au premier plan de la relation entre l’homme et la femme ». Ce constat rend donc le mariage inconcevable à ses yeux. Max, lui, exacerbe cette idée, en faisant sa demande lors d’une partie d’échecs. Il lui dit également que cette union satisferait le père nazi d’Ingeborg. Le mariage n’est donc à ses yeux rien qu’un jeu de stratégie, une prolongation de la domination patriarcale.  

Leur vie de couple témoigne d’un certain manque de respect et d’une incapacité à accepter l’autre dans son intégrité. Bien que Max FRISCH soit attiré par la célébrité de sa compagne, il ne peut s’empêcher de la jalouser. Lui s’autorise à regarder les autres femmes. Mais il supporte difficilement de voir Ingeborg BACHMANN briller en société. Il attend d’elle les attentions qu’une parfaite ménagère aurait à l’égard de son mari. En retour, elle tente de le déguiser en dandy italien. Ces gestes du quotidien démontrent que chacun tente ainsi de remodeler l’autre à l’aune de ses “idéaux”. 

Couple d’écrivains, équilibre incertain  

La réalisatrice s’interroge : « Deux écrivains peuvent-ils s’entraider ou sont-ils incapables d’éviter la rivalité ? » La réponse est esquissée dès leur première soirée. Alors qu’Ingeborg BACHMANN et Max FRISCH se promènent sur un pont, à Paris, elle lui cite un poème d’Apollinaire dont il ne connaît que deux vers. Ainsi, lorsque l’une brille, l’autre doit s’effacer. 

Leur divergence intellectuelle rend impossible toute cohabitation. Là où Ingeborg a besoin de rêve et de liberté pour créer, Max recherche l’ordre et le réalisme. Lorsqu’il lui demande d’emménager dans son appartement, c’est pour mieux pouvoir disposer d’elle sans jamais prếter attention à ce qu’elle dit. 

Musique et montage son, source d’introspection 

En tant que librettiste, Ingeborg travaille à Rome avec le compositeur allemand, Hans WERNER HENZE, sur le livret du Prince de Hombourg. Cet opéra, avec ses deux univers mélodiques, représente la relation entre Ingeborg et Max. D’un côté, nous avons le rêve avec des harmonies classiques. De l’autre, l’ordre domine avec ses fanfares. Alors qu’ils sont enlacés sur un canapé, Hans intime à sa chère Ingeborg de ne pas épouser Max. L’avertissement est double puisqu’ils écoutent Casta Diva, l’aria qui rendit célèbre la CALLAS. Funeste destin que celui de la cantatrice, réduite au rang de trophée entre les mains d’un compagnon infidèle.   

Avec les détonations de sa machine à écrire, Max tue l’imagination et la musicalité d’Ingeborg. Le montage sonore insiste sur cette idée puisqu’au silence du désert, où elle se fait momifier, succède les martèlements de Max en train de travailler. Aux bruits des pilules qu’ingurgite Ingeborg, se mêle les incessantes sonneries de ses appels téléphoniques. Le montage son indique donc clairement que l’incapacité d’écrire et la dépression d’Ingeborg naissent dans l’oppression exercée par Max.  

Adolf OPEL
Ingeborg BACHMANN se retrouve en faisant la rencontre d’Adolf OPEL. (c) Wikipedia.

De l’évanescence à l’incandescence : Adolf OPEL, nouvel objet de passion pour Ingeborg BACHMANN

Au début du film, Ingeborg BACHMANN allume une cigarette devant sa fenêtre ouverte. Depuis l’extérieur n’est filmée que sa fumée, faisant d’elle un être évanescent. Un jeu sur les focales permet d’ailleurs d’accentuer cette idée puisque souvent, en présence de Max, l’image d’Ingeborg est floutée. Au contraire, avec Adolf OPEL, son compagnon du désert, elle demeure nette.  

L’incessante fumée qui l’accompagne vient régulièrement masquer le visage d’Adolf, ce dernier acceptant volontiers de la laisser briller. Là où Max était jaloux et cherchait à imposer ses idées, Adolf se montre à l’écoute des besoins d’Ingeborg. Même lorsqu’il s’agit de lui organiser une nuit avec deux apollons et lui-même ! Connaissant ses poèmes par cœur, il cite les vers de sa compagne comme cela lui vient. Max, lui, ne faisait que la spolier. Un soir, en guise de briquet, Adolf tend une bougie à Ingeborg, incendiant involontairement sa robe. Tandis que Max s’emparait de sa lumière, Adolf l’embrase, littéralement !  

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Désert et mémoire, structure en miroir 

L’utilisation de flash-backs permet à la réalisatrice « d’avoir deux chronologies distinctes : la traversée du désert débutant dans la dépression et aboutissant à la libération ; et l’histoire avec Max commençant dans l’euphorie et s’achevant dans la tristesse ». Le film est d’ailleurs scindé en sa moitié par une scène où Ingeborg explicite sa pièce radiophonique, Le Bon Dieu de Manhattan. Elle questionne les limites de l’amour et l’envie de dépasser les extrêmes. Ce constat reflète la fin de sa relation avec Max FRISCH et lui ouvre le chemin vers sa rédemption.  

De part et d’autre de cette scène centrale, les plans se répondent en miroir déformé. Les promesses de bonheur se transforment en lamentations, les sonneries de téléphone se taisent au profit des violons. À l’ouverture du film sur le cauchemar d’Ingeborg, où nous la voyons reculer jusqu’à disparaître, s’oppose sa clôture. Vaporeuse telle un mirage, elle approche son visage de la caméra et dévoile au spectateur son regard ardent. Ainsi, Ingeborg passe de l’évanescence à l’incandescence.  De ses vers, elle devient l’incarnation fidèle. « Toute personne qui tombe a des ailes ».  

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Immergez-vous dans la poésie d’Ingeborg BACHMANN avec ce film brillant de Margarethe von Trotta. De la dévastation à la reconstruction d’une des plus grandes femmes de lettres de son temps ! Photo et vidéo : (c) Tania LANIEL & LaTDI. Musique : (c) ES_Just Don’t (Instrumental Version) – Vicki Vox.

Ingeborg BACHMANN affiche du film de Margerethe von TROTTA
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