À 90 ans, Eva WEYL continue de parcourir l’Europe pour témoigner de son enfance marquée par la Shoah. Rescapée du camp de Westerbork aux Pays-Bas, elle multiplie les conférences à l’attention plus particulière des scolaires. Et elle en profite pour rappeler aux nouvelles générations leur devoir de mémoire.
Écrit par Rudy CAMUS
Reportage réalisé à Stuttgart par notre envoyé spécial
Un amphithéâtre bondé au lycée Heidehof de Stuttgart. Les élèves soudain font silence lorsqu’Eva WEYL apparaît sur le podium. À plus de 90 ans, son regard est vif et son sourire éclate comme pour défier le poids de l’histoire qu’elle porte en elle.
À 90 ans, Eva WEYL poursuit son combat pour la mémoire
« Désormais, vous êtes mes témoins de seconde génération », lance-t-elle, d’une voix claire et forte, avant de commencer son récit. Devant les lycéens, Eva WEYL rouvre une fois encore le livre de sa mémoire. Sa voix se superpose à des photos de famille. Souvenirs du temps d’avant.
Avant que ne surgissent, à partir de 1942, des images de wagons, d’uniformes, du camp de transit de Westerbork et de ses baraquements malodorants… Devant l’amphithéâtre muet, Eva WEYL n’est plus seule face aux élèves : son histoire devient la leur, tout comme elle devient à présent la nôtre.

De l’insouciance d’Arnhem à l’enfermement de Westerbork
Face à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 et son cortège de mesures antisémites, de nombreuses familles juives allemandes préfèrent quitter leur pays. Originaires de Kleve près de Düsseldorf, les parents d’Eva WEYL se retrouvent à leur tour contraints de se réfugier aux Pays-Bas.
C’est ainsi qu’Eva voit le jour le 7 juin 1935 à Arnhem, paisible ville traversée par le Rhin inférieur, dans le Gelderland néerlandais, non loin de la frontière allemande. Là, ses parents ont voulu lui offrir un avenir plus sûr.
Cette illusion de tranquillité disparaît subitement en mai 1940, alors que l’armée allemande franchit le Rhin et envahit les Pays-Bas. Le Reichskommissariat en charge de l’administration du pays se met alors à appliquer la politique raciale déjà en cours en Allemagne, en ciblant tout « naturellement » les Juifs.
En 1943, une lettre scelle le destin de la famille WEYL, dont les membres sont déportés au camp de Westerbork, dans le nord du pays. Ce camp dit de « transit », prélude à la déportation vers Auschwitz ou Sobibor, devient pour Eva WEYL le théâtre de son enfance. Malgré tout, elle reconnaît avoir eu « beaucoup de chance ».

Source : Article Liste des camps de concentration nazis de Wikipédia en français. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 4.0
Mensonges nécessaires / mensonges meurtriers
À l’arrivée à Westerbork, la famille WEYL est immédiatement inscrite sur les registres du camp. « Mes parents m’avaient dit que nous déménagions. Nous avions même dû acheter nos propres billets de train ».
Elle se souvient très bien de son premier jour à Westerbork : elle avait six ans et demi. Les baraquements lui avaient paru glacés, puants, semblables à des étables. « Je ne veux pas rester ici, je veux rentrer à la maison », supplie-t-elle alors sa mère.
Pour l’apaiser, cette dernière lui promet que l’école va bientôt recommencer. Et elle a raison, la petite Eva retrouve rapidement le chemin des écoliers et de nouveaux repères qui la rassurent. L’enseignement organisé dans le camp devient alors une fragile consolation, un refuge contre la déprime.

Le commandant SS Albert GEMMEKER : derrière les bonnes manières…
Westerbork ressemblait à un décor de théâtre, orchestré de manière méthodique par son commandant SS Albert GEMMEKER. En 1942, à l’âge de 35 ans, il est muté depuis un autre camp. Il vivait comme un roi en « se payant sur la bête » et en confisquant l’argent des déportés. Ainsi, tous les gens mis à son service sont des déportés : coiffeur, jardinier, cuisinière, chauffeur, etc.
Westerbork : le lieu semble conçu pour endormir la méfiance des prisonniers. Les repas sont servis trois fois par jour, les enfants vont à l’école. Les soirées sont même rythmées par des concerts ou des pièces de théâtre. Cette tromperie insidieuse ne sert pourtant qu’un seul but : masquer l’indicible.
Dix mois après son arrivée, la famille WEYL quitte le baraquement surpeuplé – 375 personnes par bâtiment. Ils reçoivent alors un « logement » spartiate, équipé du strict minimum : WC, eau froide, du chauffage de temps en temps… Un semblant de normalité retrouvée s’installe.
L’intelligence de GEMMEKER s’exprime jusque dans sa cordialité ostensible envers les Juifs allemands employés dans l’administration du camp. Parmi eux, le père d’Eva WEYL. Jamais un mot déplacé, toujours une attitude policée, distinguée, presque raffinée.
… des intentions machiavéliques
Par sa gestion « efficace », GEMMEKER veut tout simplement éviter d’être muté dans un camp de « l’est ». En effet, à mesure que l’on s’approche du front oriental de la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration deviennent toujours plus inhumains et il le sait.
La plus grande supercherie de GEMMEKER réside dans l’hôpital qu’il met en place pour soigner les malades juifs. On y compte près de 200 médecins, 1.000 aides-soignants, tous juifs, pour environ 1.800 lits. Cette infrastructure de santé semble garantir la meilleure des prises en charge pour les patients ! Dans ces conditions, comment imaginer que derrière Westerbork se profile Auschwitz et ses chambres à gaz ? Certes, des rumeurs circulent, mais GEMMEKER se sert de « son » hôpital pour les démentir.
Westerbork se veut donc un camp exemplaire, un modèle de discipline et d’organisation où la vie semble presque « ordinaire ». Cependant, chaque mardi, un convoi quitte le camp. Le Lagerkommandant présente cet événement comme un simple transfert d’une partie des détenus vers un autre camp, de travail cette fois. En réalité, ce convoi a pour destination Auschwitz, Sobibor ou Bergen-Belsen. L’apparente douceur masque en réalité l’envoi de milliers de Juifs vers une mort certaine. « Les bons traitement n’étaient finalement qu’une pomme empoisonnée », confie Eva WEYL.
GEMMEKER : exemplaire, vraiment ?
Par ailleurs, GEMMEKER aime briller et il insiste sur le caractère exemplaire et bien organisé de son camp auprès de sa hiérarchie, qui l’en félicite d’ailleurs. « C’est vrai qu’il déteste le désordre. Il repère immédiatement les moindres dysfonctionnements. Il gère son camp comme un remarquable manager ! »
Pourtant, derrière sa bonhomie de façade, GEMMEKER est froid et calculateur. Le jour de son procès, les juges cherchent à savoir s’il avait conscience de ce qu’il se passait à l’est. En réponse, GEMMEKER affirme qu’il ignorait que l’on tuait les Juifs en masse dans les camps de la mort. « Mais la vérité doit être dite : sous son autorité, 107 000 Juifs ont été déportés, dont 5 000 seulement sont revenus, soit 4,6% ».
Avant la fin de la guerre, GEMMEKER détruit toutes les preuves administratives et il prend la fuite avec ses collaborateurs. Si bien qu’aucune preuve ne peut être produite contre lui.

(c) Rudolf BRESLAUER.
Résilience selon Boris CYRULNIK
La notion de résilience, développée notamment par Boris CYRULNIK, désigne la capacité d’un individu à surmonter un traumatisme profond et à reconstruire sa vie en transformant la souffrance en force. Difficile pourtant pour les survivants de la Shoah de continuer à vivre comme si de rien n’était, après avoir traversé l’horreur des camps, perdu famille, maison, et subi des sévices ?
D’autant que le traumatisme se transmet à la deuxièmement génération. D’autres travaux menés par la psychiatre Rachel YEHUDA et son équipe au Mount Sinai Hospital de New York montrent que les enfants de survivants de la Shoah portent en eux une signature épigénétique liée au stress. Les gènes régulant la production de cortisol — l’hormone du stress — présentent certaines anomalies, absentes chez les enfants ayant vécu une enfance normale. Cela entraîne des troubles physiques et psychologiques tels que l’insomnie, l’hypervigilance ainsi qu’une vulnérabilité émotionnelle.
Se pose alors la question de la résilience collective. Le témoignage des survivants, en étant entendu et relayé, permet à la société de reconnaître ses blessures et de renforcer ses défenses face aux dérives totalitaires. En ce sens, la résilience des individus devient une ressource commune : un appel à rester humains contre tous ceux qui sont tentés par la perspective de plonger à nouveau dans la barbarie.
Hannah ARENDT face à « la banalité du mal »
Philosophe et penseuse politique, Hannah ARENDT (1906-1975) a travaillé sur les origines du totalitarisme. Elle suit notamment le procès d’Eichmann à Jérusalem. Elle met en lumière les mécanismes qui mènent une société apparemment civilisée vers l’horreur. C’est elle qui met en avant la « banalité du mal ». Elle développe ainsi l’idée selon laquelle des individus ordinaires, sans haine particulière ni cruauté exceptionnelle, deviennent capables de participer à des crimes monstrueux simplement en obéissant, en se conformant, en cessant de penser par eux-mêmes.
Cet avertissement résonne avec force aujourd’hui. Et il appelle à la méfiance face aux discours qui déshumanisent et stigmatisent un groupe d’individus. Il en est de même vis-à-vis des logiques administratives qui effacent la singularité des personnes. ARENDT nous rappelle que le basculement vers la barbarie ne commence pas par des actes spectaculaires, mais par de petites abdications de la responsabilité et de la conscience de chacun.
Eva WEYL : la petite fille au manteau de diamants
Terminons à présent notre récit par une anecdote qu’Eva WEYL raconte bien volontiers, tandis que son visage s’illumine. Avant l’arrestation de la famille, sa mère avait cousu à sa veste des boutons de forme particulière. En effet, à l’intérieur, elle avait glissé les diamants de la famille, dissimulés comme on cache un secret fragile. Bien sûr, la petite fille n’en savait rien.
Avec le recul, Eva WEYL a pris conscience que ces pierres précieuses avaient représenté bien plus que de simples bijoux. Elles symbolisaient tout ce qu’il y avait à perdre — identité, dignité, biens — mais aussi la volonté de s’en sortir et l’espoir d’une vie meilleure.
À lire également : La transmission au cœur de la mission d’Eva WEYL pour surmonter son « syndrome de survivante » de la Shoah à Westerbork !
Eva WEYL, symbole de résilience
Après la guerre, alors que la peur s’éloigne, les survivants se permettent de rêver à nouveau. La boutique familiale des WEYL est entretemps redevenue prospère. Ce n’est que dix ans après la Libération que la mère d’Eva fait monter les diamants sauvés sur une bague.
À soixante ans, Eva WEYL la reçoit en cadeau de sa mère qui lui raconte alors son stratagème. Aujourd’hui, Eva la porte fièrement au doigt — pas comme un joyau ostentatoire, mais comme un talisman, une mémoire vivante. À chaque fois que la lumière joue sur la pierre, cela ravive le petit miracle familial, ce mensonge protecteur, cette ruse contre l’oubli.
La mission actuelle d’Eva WEYL s’inscrit dans la résilience telle que l’a définie CYRULNIK. Ses récits illustrent la banalité du mal démontrée par Hannah ARENDT. En refusant que l’horreur vécue soit normalisée et oubliée, elle rappelle que chacun se doit de rester vigilant.

Consulter le site d’Eva WEYL en cliquant ici.
À 90 ans, Eva WEYL parcourt les Pays-Bas et l’Allemagne pour partager son expérience de survivante de la Shoah. À travers ses conférences, elle rappelle aux jeunes générations l’importance du devoir de mémoire. Photo : Bischöfliche Pressestelle/Ann-Christin Ladermann. Vidéo : © LaTDI. Musique : © Come back home de Serge Pavkin Music – Pixabay libre de droit.

