À 90 ans, Eva WEYL poursuit sa mission : raconter son histoire. Rescapée du camp de Westerbork où elle a passé plus de trois ans, elle échappe à plusieurs reprises à la déportation vers Auschwitz, qui aurait signé son arrêt de mort. Pour La Tribune de l’Initiative, elle revient sur les hasards et les gestes bienveillants qui l’ont sauvée, elle et sa famille.
Écrit par Rudy CAMUS
Reportage réalisé à Stuttgart par notre envoyé spécial
Fin 1934, la famille WEYL, alors juive allemande, quitte l’Allemagne nazie pour immigrer aux Pays-Bas. Il s’établissent à Arnhem, où Eva voit le jour en 1935. La famille entame alors une période de cinq ans de vie paisible, grâce sa petite boutique de textiles. Ils sont cependant rattrapés par HITLER et ses sbires, et se retrouvent enfermés dans le camp de Westerbork, dans le nord-est des Pays-Bas. Souvent menacée d’être déportée vers un « camp de travail », Eva WEYL échappe pourtant à Auschwitz. Aujourd’hui, elle revient pour La Tribune de l’Initiative sur la façon dont elle a échappé à une mort certaine…
Quand le destin bifurque à Westerbork
Dès juin 1940, le camp d’Auschwitz est opérationnel. À des milliers de kilomètres de là, plus à l’ouest, les services administratifs de Westerbork – entièrement assurés par des détenus juifs – reçoivent alors l’ordre de tirer au sort mille fiches parmi l’ensemble des internés. La famille d’Eva WEYL est ainsi désignée. Toutefois, un ami du père d’Eva, par ailleurs chargé de procéder au tirage au sort, met discrètement leur fiche de côté, leur évitant ainsi une tragédie certaine. En effet, les instructions du chef de camp SS GEMMEKER étaient exécutées par des détenus juifs eux-mêmes responsables de la gestion administrative et opérationnelle du camp. Ȧ Westerbork, les déportations commencent en 1942.

La « Sperre » : une carte valant de l’or
Lorsque le commandant GEMMEKER prend la direction du camp de Westerbork en 1942, il réorganise les lieux. Il lui faut s’adjoindre les services d’une main d’œuvre fiable pour les importants projets de travaux qu’il a en tête. Certaines familles reçoivent alors une carte spéciale : la « Sperre ». Il s’agit d’un laissez-passer attribué aux individus considérés comme « indispensables » pour la gestion et l’administration du camp. Pendant une année et demie, cette carte accorde à Eva WEYL et les siens une protection temporaire contre la déportation.
Les fractures de l’intime
Même derrière les barbelés, les passions humaines peuvent se déchaîner. La mère d’Eva WEYL s’amourache d’un autre homme juif, interné comme elle dans le camp de Westerbork. Le père d’Eva, dans un moment de désespoir, souhaite inscrire l’ensemble de sa famille sur la liste des personnes convoyées en direction d’Auschwitz. Il cherche ainsi à sauver son honneur d’homme blessé et son mariage, sans savoir précisément ce qui l’attend plus à l’est.
Son meilleur ami l’en dissuade : « Si tu veux partir, pars seul. Mais n’entraîne pas ta famille. On entend des rumeurs disant qu’ils nous tuent, là-bas ! » Fort heureusement, Monsieur WEYL écoute ce conseil salvateur. Une nouvelle fois, Eva et sa famille sont touchées par la grâce.
Le temps de la Libération de Westerbork
Puis, le 6 juin 1944, les Alliés finissent par débarquer en Normandie. Le 17 septembre est lancée l’Opération Market Garden visant à libérer les Pays-Bas. Le même jour, le gouvernement néerlandais en exil à Londres appelle à la grève générale des chemins de fer. Il s’agit alors gêner autant que possible les transports militaires allemands et ainsi de préparer la libération des Pays-Bas. Tous les trains s’arrêtent alors, y compris les convois quittant Westerbork à destination des camps de la mort.
Ces événements et cette succession de hasards sauvent une nouvelle fois Eva WEYL et sa famille. Avec la grève des cheminots, la menace de la déportation s’estompe jusqu’à disparaître complètement, leur laissant entrevoir leur libération prochaine !
L’amour pour affronter le souvenir de Westerbork
Après la guerre, la vie reprend son cours. Eva WEYL fonde une famille avec son mari. Pour mieux comprendre ce qu’elle a vécu, elle lit beaucoup, regarde films et documentaires sur la Seconde guerre mondiale. Mais les mots restent abstraits et les images, un peu lointaines. Elle revient à la vie, mais pas encore à l’Histoire.
Trente ans après son divorce, à 60 ans, Eva WEYL rencontre à nouveau l’amour et cela la met en mouvement. Portée par son compagnon juif qui l’encourage, elle franchit un pas décisif. Elle accepte de l’accompagner à Auschwitz. Elle visite aussi d’autres lieux de mémoire, avec à chaque fois le sentiment de partager, avec son compagnon, l’immense blessure du peuple juif. Là, devant les briques rongées, les barbelés, les baraquements, l’amoncellement des valises vides, elle ressent une secousse intérieure. Une voix intime l’incite alors à témoigner, à mettre des mots sur l’insoutenable. Malheureusement, son compagnon décède. Cependant, Eva, quant à elle, s’éveille à sa mission, alors qu’elle a déjà 73 ans !
Prendre publiquement la parole quand on est un ancien déporté : difficile !
Beaucoup de rescapés n’ont jamais pu trouver les mots pour dire l’innommable, ce gouffre dans lequel on les a précipités. Pour nombre d’entre eux, le silence demeure la seule protection possible. Au contraire, Eva WEYL choisit de parler. Elle reconnaît que, dans son malheur, elle a eu une chance immense. Elle considère désormais qu’elle doit mettre tout son être au service de la mémoire.
Peu à peu, elle découvre qu’elle possède le don de la prise de parole en public. « Je me suis mise à vouloir transmettre aux jeunes un peu de mon expérience pour faire en sorte qu’un désastre similaire ne puisse pas se reproduire », confie-t-elle. Comme un peintre devant sa toile, elle cherche à toucher le Moi profond de chacun.
La seconde génération : les « Zweitzeugen »
Le concept de Zweitzeugen — littéralement « témoins de seconde génération » — désigne celles et ceux qui, sans avoir vécu directement les persécutions liées à la Shoah, reprennent le récit de leurs aînés en le transmettre à leur tour aux générations suivantes. Ces nouveaux médiateurs peuvent être les descendants directs des rescapés, mais aussi des jeunes ou des adultes n’ayant aucun lien familial, qui s’engagent à porter cette mémoire. Leur rôle est essentiel à mesure que disparaissent les derniers témoins directs : ils deviennent alors des passeurs de récits, garants de leur vitalité et de leur intelligibilité vis-à-vis de leurs contemporaines.
Cette transmission prend des formes variées. Dans le cadre scolaire, des projets pédagogiques invitent les élèves à venir écouter, puis à reformuler et diffuser les témoignages recueillis. Certaines associations organisent des rencontres, des voyages de mémoire ou des ateliers afin de transformer l’émotion brute en engagement citoyen. De cette façon, la mémoire de la Shoah se perpétue en s’inscrivant dans un horizon collectif dépassant le cercle familial restreint.

Eva WEYL et les hologrammes : quand la tech rend le parcours muséal de Westerbork plus interactif…
Le camp de Westerbork, où Eva WEYL passe trois ans et demi de son enfance, est devenu quant à lui un lieu de mémoire. Du camp, ne restent aujourd’hui que peu de choses. Le site accueille désormais un musée dédié à l’histoire du lieu ainsi qu’à ses milliers de déportés en « transit ». L’un de ses vestiges les plus marquants est la villa d’Albert GEMMEKER, commandant du camp. Cette maison, intacte car littéralement conservée sous cloche, témoigne avec force des heures sombres de Westerbork.
En outre, la transmission se fait aujourd’hui via des expositions et des créations artistiques. Un projet innovant illustre cette démarche : les hologrammes. Les visiteurs ont ainsi la sensation de dialoguer avec des rescapés, même s’ils ne sont que virtuels.
Le syndrome du survivant
« J’ai eu de la chance, je reconnais que mon histoire est bien moins impressionnante que celles racontées par les rescapés d’Auschwitz », reconnaît Eva WEYL. En écoutant les histoires d’autres rescapés, elle parvient néanmoins à développer sa propre sensibilité. « Il y a vingt ans, j’aurais pu regarder un film de fiction comme La Zone d’intérêt de Jonathan GLAZER. Aujourd’hui, cela m’est impossible. L’émotion me submerge. On ne réalise vraiment le prix de la Liberté que lorsqu’on ne l’a plus ».
À présent, Eva vit avec le « syndrome du survivant ». Ce sentiment de devoir justifier sa vie, de porter le poids des absents. Elle parle même de « dette morale » vis-à-vis de ceux qui ne s’en sont pas sortis. Alors, elle écrit des lettres, anime des conférences, va à la rencontre des élèves.
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Eva WEYL : transmettre pour résister
Lutter contre le totalitarisme, c’est défendre la liberté d’expression, le débat, la confrontation pacifique des idées. Pour Eva, la résistance passe par le renforcement des liens communautaires, associatifs, amicaux, sociaux et politiques : être ensemble, agir ensemble. Il faut protéger les faits, la vérité factuelle, l’histoire, contre toutes les tentatives de manipulation et de propagande.
En racontant son enfance à Westerbork, elle s’emploie à réveiller l’esprit critique en rappelant que le passé n’est jamais définitivement derrière nous. Elle fait de la mémoire une arme de vigilance pour empêcher que la mécanique sinistre de l’Holocauste ne se répète.
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Rescapée du camp de Westerbork, Eva Weyl, 90 ans, témoigne de son enfance marquée par la Shoah et nous parle du sentiment de la dette contractée vis-à-vis de ceux qui ne sont pas revenus. Photo : (c) Bischöfliche Pressestelle/Ann-Christin Ladermann. Vidéo : © LaTDI. Musique : © Come back home de Serge Pavkin Music – Pixabay libre de droit.

