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Mathilde Brasilier : après la nuit de l’inceste… vivre, enfin ! (1/2)

Après avoir vécu dans l’amnésie, Mathilde Brasilier recouvre soudainement la mémoire à 40 ans ! Les scènes d’inceste qu’elle et son frère Fabien ont subies lui apparaissent aussi nettement qu’un film projeté devant ses yeux. Grâce au travail d’analyse qu’elle a entamé huit ans auparavant avec la thérapeute Catherine Dolto, elle comprend enfin les raisons de son insomnie chronique, de ses crises de spasmophilie et de sa claustrophobie. Elle comprend également pourquoi son frère Fabien s’est précipité du haut de Beaubourg en 1985, alors qu’il n’avait que 24 ans. Quand, des profondeurs de la mémoire, surgit… l’indicible.

Issue d’un milieu artistique privilégié, Mathilde commence par vouer une admiration sans égale à son père et sa mère, respectivement architecte (Prix de Rome en 1957) et sculptrice. « Ils étaient tous les deux très appréciés dans le milieu artistique. Nous voyions défiler à la maison de nombreuses personnalités passionnantes : Balthus, Malraux, etc. » La famille de Mathilde réside alors dans le 6e arrondissement. Ce quartier de Paris, centré sur l’Odéon et la place Saint-Sulpice, constitue un véritable microcosme artistique et intellectuel parisien.

Un milieu privilégié…

De sa mère, elle a gardé le sourire, la beauté, de même que des façons simples. « Ma mère venait d’une famille de la bourgeoisie industrielle de province. Mon père, lui, venait d’une famille aristocrate, avec un château en Touraine. Malgré leurs différences, ils se rejoignaient sur le plan artistique ». Il ne fait nul doute, aux yeux de Mathilde, que leur mariage était un mariage d’amour.

« Quand ma mère est décédée il y a quatre ans, j’ai récupéré leurs archives, y compris leurs lettres d’amour. Ils étaient réellement épris l’un de l’autre ». Mathilde embrassera les carrières d’architecte, de journaliste puis d’autrice. Ce profil intellectuel la pousse à vivre dans le monde des idées, ce qui en retour l’aide à surmonter les épreuves de sa vie.

… sur lequel plane l’ombre de l’inceste

Jusqu’à 40 ans, elle ignore avoir été victime de quoi que ce soit. « J’étais une femme comme les autres, j’allais très bien en apparence ». Lorsque son chemin croise celui de Catherine Dolto, cette thérapeute perçoit cependant une faille en elle. « Je ne pouvais pas m’endormir sans prendre de somnifère. J’avais des crises de spasmophilie et de claustrophobie. Mais je n’avais pas de décodeur. Les souvenirs douloureux que j’évoque dans mon livre Le jour, la nuit, l’inceste (L’Harmattan, 2019) me sont seulement revenus lorsque j’ai atteint l’âge de 40 ans ».

Jusque-là, vis-à-vis de son père, malgré son amnésie, elle ne peut se départir d’un certain malaise qui la gagne à chaque fois qu’ils se retrouvent en tête-à-tête. « Il me vouait une admiration excessive et perverse. Il me disait : ‘Tu es belle’ comme s’il parlait à une femme dont il était épris. Cela ne cadrait pas avec les relations entre un père et sa fille ! »

Par ailleurs, une question la tourmente : pourquoi son frère Fabien, qu’elle adorait et dont elle se sentait très proche, s’est-il suicidé en 1985, alors qu’il n’avait que 24 ans ?

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(c) Ridvan Celik – iStock.

Une époque laxiste vis-à-vis des idées pédophiles

L’incestualité fait son entrée dans la famille Brasilier par le biais du grand-père de Mathilde, le père de son père. Cet artiste-peintre a pris la tête du mouvement royaliste Rose-Croix. Les tenants de ce mouvement sont obsédés par la beauté de l’enfant, thème repris dans la peinture de Balthus. Dans ses tableaux, ce dernier représente souvent des corps d’enfants imberbes. « Selon ma mère, c’est Balthus qui aurait fait basculer mon père dans la fascination malsaine vis-à-vis des enfants. Mon père a ainsi fini par considérer l’enfant comme étant la chose la plus belle du monde, dans la mesure où ce dernier était pur et imberbe. De plus, il était travaillé par des idées royalistes le poussant à pratiquer l’entre-soi et l’autarcie familiale ».

La mère de Mathilde était au courant des agissements coupables de son mari. « Un jour, elle m’a sortie du lit de mon père, alors que j’étais couverte de sperme ». Son père justifie l’inceste de façon distinguée, en le mettant sur le compte d’une libido exacerbée. « Nous étions alors dans les années 60 : ma mère a préféré croire que cela ne se reproduirait pas et qu’il s’agissait d’un simple incident isolé. Juste avant sa mort, elle m’a beaucoup parlé de sa culpabilité de ne pas avoir été plus vigilante ».

Inceste : l’omerta des années 60-70

Pourquoi la mère de Mathilde fait-elle preuve d’autant de complaisance ? Pourquoi ne quitte-t-elle pas avec fracas le domicile conjugal avec ses cinq enfants sous le bras ? « Nous étions 50 ans en arrière : la pédophilie était davantage ‘admise’ alors que maintenant. Les dérives commises sur les enfants n’étaient pas condamnées. Gabriel Matzneff passait dans les émissions de Pivot. Personne ne lui disait : ‘Attendez, Monsieur, cela ne va pas du tout, ce que vous dites !’ »

Par conséquent, il aurait été difficile pour la mère de Mathilde de débarquer au commissariat de la place Saint-Sulpice pour dire aux policiers : « Mon mari, je l’ai vu au lit avec notre petite fille. C’était impossible ! Même à l’heure actuelle, cela provoquerait un véritable scandale ». Sans compter l’affront fait à son honneur de femme. « Dans le cas de ma mère, il y avait sans doute un peu de cela ».

Le suicide de Fabien

Mathilde n’est pas la victime exclusive de son père. Il y a aussi son petit frère Fabien, d’un an son cadet. Lui n’est pas amnésique : il garde ce secret enfoui au plus profond de lui. « Il voulait que je sois heureuse. Loin de lui l’idée de me gâcher la vie en me rappelant ce que nous avions vécu… »

Fabien pouvait être d’un caractère saillant, parfois cynique, tout en faisant preuve d’une grande douceur. « Il était beau, attirant et il plaisait beaucoup. Il ressemblait à Alain Delon, jeune. Je me suis mariée un an et demi avant son suicide. Il m’a simplement dit une phrase qui m’a interloquée, car il était très discret : ‘je suis tellement heureux que tu sois heureuse’. Je lui ai répondu que lui aussi, il avait tout pour être heureux ! Il m’a dit : ‘Non’. Je n’ai pas creusé plus avant ».

De même, quand il dit à son père, la veille de son suicide : « Après ce que tu m’as fait, je n’ai plus rien à te dire », Mathilde ne pose pas de question. Fabien laissait échapper des bribes d’information, car il voulait rester discret. Sur les cinq enfants, il était pourtant celui qui s’opposait le plus. Dans cette famille d’artistes, il refusait obstinément de dessiner, surtout sous la supervision de son père. « Fabien était révolté, mais en silence. Il ne frappait pas du poing sur la table. Il laissait juste tomber une phrase, de temps à autre ».

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(c) Vladimir Vladimirov – iStock.

Après l’inceste : comment continuer de vivre sans sa coquille d’œuf ?

La lucidité de Fabien l’a conduit au suicide. Après le ravage provoqué par l’inceste, il ne supportait plus son enveloppe corporelle. À ce propos, Catherine Dolto évoque sa théorie de la coquille d’œuf : quand l’enveloppe corporelle d’un individu a été cassée, violée, comment fait-il pour vivre sans cette coquille d’œuf ?

À lire également : Mathilde Brasilier : après la nuit de l’inceste… vivre, enfin ! (2/2)

Pour Fabien, le suicide est une solution. Il veut faire disparaître son enveloppe corporelle, ce qui le pousse à se jeter du haut de Beaubourg. Sur son lit, il laisse une lettre dans laquelle il dit la chose suivante : « Je suis seul responsable de mon suicide ». Là encore, il n’accuse personne. Il poursuit : « J’ai connu des moments de bonheur. Soyez heureux vous-mêmes, et acceptez l’acte accompli ».

L’adieu à Fabien confisqué

Juste après la mort de son frère, Mathilde veut accompagner son père à l’Institut Médico-Légal. Ce dernier refuse. « Il m’a répondu que cela serait trop dur pour moi, qu’il valait mieux qu’il y aille seul, ce qui n’était pas anodin. J’ai regretté par la suite de n’y être pas allée. Quand mon père est revenu, il m’a raconté que Fabien était très beau. En fait, ce n’était pas vrai du tout ! Dans le rapport de police, il est précisé que tous ses membres étaient disloqués ». Avec le recul, Mathilde pense que le fait de voir Fabien une dernière fois, même ainsi, l’aurait beaucoup aidée.

Au cours de l’enquête qui a suivi, la police a interrogé l’entourage de Fabien : sa petite amie, ses cousins, etc. Tous ont déclaré qu’il avait un problème, une souffrance et une mésentente avec son père. Mais il n’a jamais dit de quoi il s’agissait…

(À suivre)

Mathilde Brasilier, Le jour, la nuit l’inceste, éditions L’Harmattan, 2019.

Fabien Brasilier
Portrait de Fabien Brasilier en 1984. (c) Mathilde Brasilier.

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