Alors que la saison théâtrale 2024/25 s’achève, nous avons voulu revenir sur l’une des pièces phares données au Théâtre 14 (Paris). Mathieu TOUZÉ, metteur en scène d’une version transgenre des Bonnes de Jean GENET, nous confie la façon dont il a utilisé le côté étrange et décalé du théâtre de GENET pour donner une voix aux damné(e)s de la terre.
D’abord avocat, Mathieu TOUZÉ se consacre en parallèle à sa passion pour le théâtre. Avec le temps, cette passion finit par l’emporter sur l’avocature.
Le goût pour la transgression de Jean GENET
« Au départ, pour moi, Jean GENET c’est la transgression ». En grandissant, Mathieu TOUZÉ regrette l’absence de figures de référence qui puissent l’inspirer. Par conséquent, il est surpris qu’un auteur « classique » ait pu écrire non seulement sur l’homosexualité, mais aussi sur une forme de décalage avec la société. Cela lui ouvre les portes d’un monde insoupçonné.
L’intérêt de Mathieu TOUZÉ pour Jean GENET provient précisément de ce décalage, et de la souffrance qu’il engendre et le pousse à se faire l’avocat des exclus. Selon le metteur en scène, « tout le monde a le droit d’être raconté ».
Les Bonnes et les images induites par la pièce
Le texte des Bonnes, Mathieu l’aime immédiatement. Tout en le lisant, des images lui viennent en tête. Pourtant, ce n’est pas par Les Bonnes qu’il entre dans l’écriture de GENET. C’est par la littérature et les romans qu’il prend contact avec lui. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il découvre sa poésie et son théâtre.
En lisant Les Bonnes, il découvre une histoire merveilleuse, à lire… puis à jouer. « L’écriture de GENET fait monter tout de suite des images, on voit comment cela va s’organiser. Elle met en scène des personnages qui se dessinent très facilement ».
Un décor d’objets accusateurs
Quant au décor, il apparaît peu à peu à mesure que le travail sur le plateau se fait. « Je savais que la question des meubles et des objets allait être très importante ». Jusque-là, Mathieu TOUZÉ fait un théâtre avec très peu d’objets, car il n’est « pas très tables ni chaises ». Pourtant, il acquiert rapidement la certitude que les objets allaient avoir un rôle important dans sa pièce. Car les objets trahissent les bonnes, que ce soit un réveil qu’elles laissent traîner par mégarde, ou des rideaux dans lesquels elles se sont enroulées et qui gardent l’empreinte de leur silhouette. Les objets les dénoncent donc.
À partir de là, les visions de Mathieu TOUZÉ concernant le décor lui viennent au fur et à mesure des répétitions. « Quand je travaille, j’accumule des impressions. Je n’en parle pas trop, je les garde pour moi. Et j’attends que la confrontation avec le texte, dans l’espace, sur le plateau, par le biais des acteurs, valide ou modifie ces images. C’est en lisant le texte que s’organise l’espace de la scène ». Dès la deuxième ou troisième lecture, il a l’idée d’un décor qui monte et qui descend, avec quelques marches, mais sans escalier.
La verticalité du décor des Bonnes
Comme les bonnes se montrent très actives et besogneuses durant toute la pièce, elles passent leur temps à monter et à descendre pour aller chercher quelque chose. Car il manque toujours quelque chose. Il leur faut monter dans leurs chambres, avant de redescendre à la cuisine. Or, les chambres de bonnes se situent toujours sous les combles. Les cuisines, quant à elles, sont tout en bas. « Il y a une relation à la hauteur que je voulais traduire dans le décor ».
Dans le même temps, Jean GENET rend ses espaces vivants. Cela coïncide avec son projet de déformer le théâtre traditionnel. « C’est-à-dire qu’il prend le théâtre tel qu’on l’entend, ou plutôt tel qu’on l’entendait en 1947, quand la pièce est créée. C’est-à-dire le « théâtre privé » ou « bourgeois » tel qu’on peut le voir dans l’émission « Au théâtre ce soir ». Et il le casse, le déforme et le corrompt ».
Le décor des Bonnes : un décor corrompu
Cette chambre qui est représentée sur scène, Jean GENET lui-même la qualifie de « chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise ». Fort de cette didascalie, Mathieu TOUZÉ élabore la chambre de Madame comme dans un théâtre classique. Simplement, il introduit une distance. Le décor que nous voyons sur la scène des Bonnes a l’air de prime abord standardisé, classique. Mais, en y regardant de plus près, on se rend compte qu’il présente des biais, qu’il est corrompu. Les consoles flottent dans l’espace, tandis que certaines formes se lèvent tandis que d’autres descendent.
Dans cet espace, Mathieu TOUZÉ enferme ses bonnes dans des boîtes, « mais des boîtes qui n’ont pas de forme fixe. Parfois, la boîte peut renfermer une autre boîte, ou alors à moitié seulement. Il y a aussi cette idée d’enfermement. Parfois, les bonnes se trouvent dans la même boîte. Parfois, dans deux boîtes différentes. Encore parfois, elles brisent les espaces entre les boîtes. Tout l’enjeu pour moi consistait à les enfermer dans des espaces qui, bien que mouvants, soient très définis. N’oublions pas que GENET écrit cette pièce alors qu’il est en prison ».

Les Bonnes : Madame et ses robes
Les bonnes sont tout de noir vêtues. Elles ont leur uniforme de bonnes. Par contraste, Madame éclate de lumière. « Elle brille de mille feux, comme si elle avait des cristaux Baccarat de partout… » Cela souligne sa mondanité extrême, le fait qu’elle sorte souvent alors que les bonnes, elles, demeurent vissées sur leur lieu de travail. « Cela paraissait donc aller de soi qu’elle ait cette espèce de tourbillon de robes, et qu’elle passe d’une tenue à l’autre comme par magie. D’ailleurs, Madame… est-elle seulement réelle ? Non, c’est une figure sans nom. Elle s’appelle juste « Madame ». Et c’est ça aussi qui est très intéressant dans ce texte. Les bonnes ont des identités. Madame, non ».
Cependant, s’il est vrai que les bonnes portent des noms, Solange pour l’une, Claire pour l’autre, cela ne les empêche pas de se chercher aussi, désespérément. Car les deux sœurs semblent parfois se confondre l’une avec l’autre. Tout comme avec leur fonction. « Elles n’ont pas de « moi » social, ce qui aggrave leur névrose au point de les rendre dangereusement psychotiques ».
Par opposition, face à cette pauvreté, Madame apparaît comme une femme très bourgeoise et très riche, avec de multiples toilettes. Dans Comment jouer Les Bonnes (1967), l’auteur lui-même souligne l’importance des robes. « Car elles incarnent tout ce monde auquel les bonnes n’ont pas accès. Et qu’elles fantasment – parce qu’elles n’arrêtent pas d’en parler, des robes de Madame ».
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Yuming HEY ou Madame en drag
La chorégraphe sud-africaine Robyn ORLIN avait déjà fait jouer Les Bonnes par des hommes, ou plutôt par des adolescents (2019). Avant elle, en 2001, Alfredo ARIAS incarnait lui-même une Madame transgenre dans sa propre mise en scène.
Dans la mise en scène de Mathieu TOUZÉ, Madame est interprétée par Yuming HEY, aussi fluide à la vie qu’il l’est à la scène, si bien qu’il accepte tous les pronoms : « il » ou « elle », en fonction de l’instant. « Et donc, au moment où arrive l’idée de monter ce projet, je le visualise immédiatement dans le rôle de Madame ».
Car Mathieu TOUZÉ utilise la précision de son jeu d’acteur. « Yuming HEY est un acteur avec qui on peut aller très loin dans le travail du texte. Et ça, c’était vraiment nécessaire. Parce que le personnage de Madame, dès la première lecture, on voit à quel point il est actif. Chaque phrase qu’elle prononce correspond à une théâtralité différente. Il fallait donc construire tout cela. Et je savais que Yuming saurait le faire. Et lui-même avait envie d’expérimenter ça, en fait ».
Yuming HEY incarne Madame à la perfection quand cette dernière prend de grands airs de tragédienne. Mais aussi quand elle montre une autre partie d’elle-même, très concrète, presque mesquine. Il a trouvé le moyen d’exprimer toutes ses dimensions, même les plus contradictoires. Et c’est la raison pour laquelle il se glisse si bien dans le rôle de Madame…
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Image en début d’article : Yuming HEY, Elizabeth MAZEV et Stéphanie PASQUET dans Les Bonnes de Jean GENET. Mise en scène : Mathieu TOUZÉ (Théâtre 14). Photo (c) Christophe Raynaud de Lage.


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